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Le Pen à l’Élysée ? La haute administration retient son souffle

Soumis au devoir de réserve, les hauts fonctionnaires observent avec inquiétude la perspective d’une élection de la candidate d’extrême droite le 24 avril. Certains s’interrogent sur l’attitude qui serait alors la leur, entre cas de conscience, idéaux et contraintes de carrière professionnelle.

Fidèle à sa réputation, elle reste silencieuse. La haute administration se fait discrète à l’évocation d’une victoire potentielle de Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, le 24 avril prochain. Une perspective qui devient possible pour la première fois sous la Ve République. Pour l’heure, hormis un communiqué du think tank Sens du service public, qui regroupe une cinquantaine d’agents publics, aucune tribune de hauts fonctionnaires en vue dans la presse ni d’interview de tel ou tel grand chambellan un peu libre de parole, a contrario du tapage médiatique des personnalités de la culture ou du monde sportif. La force et l’étendue du devoir de réserve expliquent pour beaucoup ce silence. Mais pas seulement.  

Les très hauts fonctionnaires interrogés ces derniers jours, notamment les jeunes retraités, avancent divers motifs pour justifier leur discrétion. Hormis l’invocation du devoir de réserve qui s’applique à tous, certains ne souhaitent pas accréditer si peu que ce soit l’idée que Marine Le Pen puisse gagner, et contribuer ainsi à la démoralisation des troupes. D’autres voient toute forme d’expression publique comme une action contre-productive, susceptible de donner l’image d’une élite cherchant à faire obstacle à la volonté du peuple. Pire, une montée au créneau pourrait être perçue comme une manœuvre du pouvoir macronien, lequel pourrait alors être immédiatement accusé de manipuler des “serviteurs” qu’il a nommés ou acquis à sa cause.  

“Archaïsme et autoritarisme”

La situation se révèle d’autant plus complexe que le Président a noué une relation mouvementée avec une haute administration pourtant au départ très “Macron-compatible”, bienveillante, assez séduite par son centrisme bon teint et attentive à son discours sur la réduction de la taille des cabinets ministériels, ainsi qu’à son corollaire : la responsabilisation de l’administration. Mais le procès de la technocratie instruit à l’occasion de la crise des “gilets jaunes” et la réforme de la haute fonction publique initiée par voie d’ordonnance à l’issue de cette crise ont contribué à distendre certains liens. Voire à provoquer une indigestion dans certains pans de la haute administration. Ce serait d’ailleurs un enjeu de la première année du quinquennat en cas de réélection d’Emmanuel Macron.  

Marine Le Pen a parfaitement saisi ce contexte et a soigneusement pris le contrepied de la réforme de la suppression des corps, en promettant de l’annuler. Au cours de sa campagne, dirigée par un préfet, l’ancienne avocate a aussi habilement surfé sur la polémique autour de l’ampleur prise par les cabinets privés de conseil dans les processus de décision publique. Elle a aussi promis qu’il n’y aurait pas de spoils system. “Je n’ai croisé personne me disant qu’il ou elle démissionnera de son poste en cas de victoire de Le Pen, observe un préfet. En revanche, j’ai entendu des collègues me dire qu’ils voteraient Le Pen car ils ne supportaient plus le Président.” 

Dans cette haute fonction publique de carrière culturellement opposée à la logique du spoils system – au sens où le pratiquent les Américains – et qui a toujours conçu la loyauté comme un vecteur de sa légitimité, une victoire de Marine Le Pen au second tour éprouverait le système et le pousserait jusque dans ses retranchements. 

“Les deux principales critiques que l’on peut faire de la vision de Marine Le Pen sur l’administration et la fonction publique, sont l’archaïsme et l’autoritarisme, glisse une source. C’est dans la ligne du statut de la fonction publique de Vichy. On est loin de toute vision RH. Par ailleurs, on retrouve la vision très centralisatrice de l’époque : n’oublions pas que c’est Vichy qui étatise les polices municipales et crée la police nationale (dirigée par René Bousquet). Enfin, on constate aussi une vision très étatique de l’économie qui, là encore, est à rapprocher de celle de l’époque. Ce sera, pour le coup, le règne de la technocratie, comme dans toutes les périodes de régime autoritaire.” 

Que se passerait-il en cas de victoire de la candidate du Rassemblement national ? Une hémorragie des plus hauts cadres titulaires d’un emploi à la décision du gouvernement – pourvus pour l’essentiel en Conseil des ministres – occasionnée par des démissions en série ne paraît pas nécessairement le scénario plus probable, en tout cas à très court terme. “La cohérence est importante, note l’une des plus hautes fonctionnaires de l’administration française lorsqu’on l’interroge sur son attitude après le 24 avril si Marine Le Pen était élue. À un moment, vous ne pouvez pas faire des choses avec lesquelles vous n’êtes pas d’accord. Pour autant, il ne faut pas être dogmatique, et regarder ce qui se passe, la réalité du programme mis en œuvre. Il y a des personnalités politiques aux valeurs complètement odieuses à mes yeux que je n’ai pas souhaité servir, indépendamment de la couleur politique. Dans la haute fonction publique, la question de l’attitude à adopter reste un sujet assez tabou, mais je suis sûre que tout le monde se la pose. Comment serait-ce possible autrement ? Au niveau auquel on sert, cela relève quand même du sacerdoce.” 

Tiraillements intérieurs

Un collègue occupant un poste un petit peu moins exposé cherche des éléments de réponse dans l’Histoire. “Je me suis posé la question : qu’est-ce que je ferais, moi ? raconte ce haut fonctionnaire habitué aux emplois à la décision du gouvernement. En 1940, certains préfets sont restés toute la guerre mais ont résisté. Beaucoup ont joué double jeu. Un préfet résistant était beaucoup plus utile au réseau résistant en restant en poste qu’en cédant sa place à un facho. En 1940, peu de préfets sont juilletisés [remplacés, ndlr]. Entre Papon et Moulin, il a existé 50 nuances de gris. Ce n’est qu’en 1941 qu’ils sont, pour beaucoup, virés car entretemps, le pouvoir et les Allemands avaient pu jauger le niveau de loyauté. Et ils ont été remplacés par des députés, des militaires ou des sous-préfets.”  

Dans les mois qui viennent, les hauts fonctionnaires auront des choix à opérer, entre tiraillements intérieurs, cas de conscience et idéaux. Le tout en prenant en compte la mécanique des parcours RH dans l’administration. Les choix seront plus sensibles dans certains cas que dans d’autres. Tout dépendra des politiques publiques, des secteurs concernés. Le Quai d’Orsay et le ministère de l’Intérieur traiteront les points les plus sensibles du programme électoral de Marine Le Pen : la sortie du commandement intégré de l’Otan et la prise de distance avec certaines règles et partenariats de l’Union européenne pour le premier, la rédaction du projet de loi sur l’immigration soumis à référendum pour l’autre. La haute hiérarchie de ces ministères sera particulièrement sous tension. Certains ont ainsi déjà décidé qu’ils ne serviraient plus comme ambassadeurs. “Au lendemain de son élection, je quitterai mes fonctions et je chercherai un job dans le privé, lâche ainsi un baron du Quai d’Orsay. Il n’est pas question d’être l’ambassadeur de Marine Le Pen.”   

La haute fonction publique d’État est ainsi faite que les choix les plus drastiques conduiront à des situations difficiles. Quitter un emploi à la décision du gouvernement (directeur d’administration centrale, préfet, ambassadeur, patron d’opérateur, etc.) ou un emploi fonctionnel positionné juste en dessous (chef de service, sous-directeur, directeur d’administration territoriale) et être réintégré dans le corps ou l’administration d’origine sur des postes du type “chargé de mission auprès du directeur” ou “chargé de mission auprès du secrétaire général” entraînerait assez souvent une baisse de salaire d’environ 30 %, du fait des pertes de primes afférentes au poste. On retrouvera, à cet égard, certaines inégalités selon les corps et les ministères. Et l’interprétation de ce choix par la nouvelle équipe, le cas échéant,dépendra de la personnalité des ministres de tutelle : certains apprécieront la franchise et la volonté de ne pas entraver, d’autres en prendront ombrage.  

Sans vouloir noircir le tableau, un autre phénomène totalement indépendant du scrutin pourrait influer. Les recasages dans les inspections et dans les grands corps seront progressivement moins attractifs et moins accessibles, sous l’effet de deux mouvements consécutifs à la réforme de la haute fonction publique : la fonctionnalisation des inspections (on y viendra pour une durée déterminée et sans perspective d’intégration), ainsi que la diminution du nombre de nominations au tour extérieur dans les corps juridictionnels (Conseil d’État, Cour des comptes) au dernier grade. Une nuance toutefois : cette réforme n’entrera en vigueur qu’en 2023, à moins qu’elle ne soit annulée d’ici là… 

Phase d’observation

Pour les candidats à l’exil, les collectivités pourront constituer un autre point de chute, même si le nombre de postes n’est pas infini. L’option du privé dépendra, elle, des compétences exportables, du réseau et du climat des affaires. “La fin des prêts aux entreprises garantis par l’État pourrait amorcer une crise économique et une hausse du chômage, prédit un haut fonctionnaire. Les collègues savent bien qu’ils auront peu d‘opportunités dans le privé.” Les carnets d’adresses seront aussi plus difficiles à faire valoir que par le passé, en raison du durcissement récent des règles de pantouflage. 

Avant d’opter pour ces choix drastiques, chacun réfléchira, pèsera le pour et le contre en observant l’attitude et l’agenda politique de la nouvelle équipe. “Sur les questions les plus sensibles, comme les droits des étrangers, il y aura des cas de conscience, note une source. Marine Le Pen voudra-t-elle taper aussi fort qu’on peut le penser, braquer l’administration et montrer qu’elle ne sait pas gouverner ? Elle commencera peut-être doucement pour ne pas prendre une « tôle » aux législatives. Et puis vous savez, si un directeur administration centrale ne veut pas faire ce qu’on lui demande, il y aura toujours un directeur adjoint ou un sous-directeur pour le faire. Un fonctionnaire qui rédige un texte sait que ce n’est pas lui qui le vote. Et puis les fonctionnaires peuvent être tentés de se dire que le Conseil constitutionnel bloquera les mesures les plus problématiques sur le plan des principes.” Surtout si elles sont mal rédigées…  

300 à 400 membres à recruter dans les cabinets ministériels

Dans cette époque à nulle autre pareille, une question se poserait très vite, dès la semaine du 14 mai, date de la fin du premier mandat d’Emmanuel Macron : la haute administration servirait-elle de vivier lors de la composition des cabinets ministériels ? Avec un gouvernement de 30 ministres et secrétaires d’État et en tablant sur une moyenne de 12 collaborateurs par ministre, il faudrait recruter assez vite entre 300 et 400 personnes. Des profils très politiques pour beaucoup, probablement. Mais au moins 50 à 100 “technos” ne seraient pas inutiles pour faire tourner la machine, assurer un intréprétariat de la vulgate administrative et appréhender la complexité des processus de décision publique. L’enjeu ? Déjouer les chausse-trapes du pouvoir et éviter les erreurs susceptibles de donner l’impression d’une équipe d’amateurs.  

L’équipe de Marine Le Pen recrutera-t-elle facilement ? Dans la mesure où l’expertise juridique revêtira un enjeu considérable du fait de la sensibilité de certains pans du programme, quel niveau de hauts fonctionnaires attirera-t-elle ? La crème ou le fond de la cuve ? Mystère. “Lorsque vous occupez un poste dans l’administration, vous pouvez rester ou démissionner, observe un haut fonctionnaire. La solution la plus facile, entre guillemets, c’est la non-solution : vous ne bougez pas en vous disant « Je vais continuer mon travail sur le mode métro-boulot-dodo. » Le recrutement en cabinet ministériel procède, lui, d’un acte positif. Si les administratifs ne viennent pas en cabinet, elle prendra des politiques et s’en sortira car, le premier mois, elle fera de la politique et son niveau de technicité paraît supérieur à celui de 2017. Le débat télévisé de l’entre-deux tours sera quand même un indicateur.”  

Un élément de contexte dominera dans les choix des uns et des autres et pourrait compliquer le processus de recrutement de “technos” dans les cabinets, si tant est que la volonté politique soit celle-là : la perspective des élections législatives, programmées un mois plus tard, en juin. Combien oseront se dévoiler et franchir le Rubicon au risque d’être “grillés” en cas de cohabitation ? La petite musique de la cohabitation retentira, elle, dès l’affichage des estimations de vote dans les bandeaux des chaînes de télévision, dimanche 24 au soir. 

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