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Quai d’Orsay : un malaise ancien et des incertitudes aux sources d’une grève historique

La grève contre la réforme du statut diplomatique prévue le 2 juin au ministère des Affaires étrangères se nourrit d’un manque total de visibilité sur les modalités d’application concrète et d’une exaspération ancienne quant aux moyens dévolus au ministère.

Grève imminente au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Le nombre de messages de hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay affichant sur Twitter leur participation ou leur soutien à la grève prévue le 2 juin contre la réforme du statut du personnel diplomatique a de quoi impressionner dans cette maison du silence, rompue aux positions officielles. Du quasi jamais vu. Mais de quoi cette contestation sociale est-elle le nom ?

Le mot d’ordre se veut suffisamment large pour être rassembleur : la défense d’une diplomatie de métier face à une réforme de la haute fonction publique qui tend à davantage de mobilité et de brassage entre les ministères. Un objectif défini par le Président Macron et matérialisé par la création d’un corps unique d’administrateurs de l’État (AE) chargé d’aspirer, au gré des prochaines décennies, tous les nouveaux entrants recrutés jusqu’ici dans les “petits corps” des différentes maisons. En vertu de la clause dite du “grand-père”, les conseillers des affaires étrangères et les ministres plénipotentiaires (les agents les plus capés du Quai) déjà recrutés auront cependant le choix : rejoindre le nouveau corps des AE ou demeurer dans les deux corps toujours existants mais mis en extinction ce printemps, c’est-à-dire fermés à tout nouvel entrant. L’intégration automatique dans le corps des AE ne vaudra que pour les futures générations. 

Ces dernières semaines, la grogne “statutaire” aux allures de combat identitaire a été élargie à l’expression d’un malaise plus profond : un manque de reconnaissance ressenti dans ce ministère longtemps marqué par une logique de réductions d’effectifs et de moyens. Cette réforme “s’ajoute à des décennies de marginalisation du rôle du ministère au sein de l’État, de démembrement et d’affaiblissement au profit d’opérateurs externes et de réduction vertigineuse des moyens : effectifs en baisse de 30 % en dix ans et de 50 % en trente ans ; budget atteignant à peine 0,7 % du budget de l’Etat”, tempêtait le 25 mai, dans une tribune au Monde, un collectif revendiquant 500 agents du ministère, en particulier des jeunes. Une logique avec laquelle le puissant ministre des Affaires étrangères du premier quinquennat Macron, Jean-Yves Le Drian, a paradoxalement commencé à rompre. Ce dernier a obtenu une stabilisation des effectifs depuis 2021 et une augmentation des moyens sur le plan logistique, notamment dans l’immobilier ou le numérique.  

“Ces annonces de réformes des ressources humaines sont survenues au moment où justement les moyens du ministère étaient mieux pris en considération, relève une source. La réforme de la haute fonction publique de l’État a commencé en avril 2021. La mise en extinction des corps des CAE et des MP a, elle, été actée en décembre dernier mais a été publiée au Journal officiel de manière assez tardive, en avril. Un certain nombre de diplomates ont été un peu pris de court et au fond, ils l’ont pris pour quelque chose de personnel alors même que cette réforme s’adresse à tous les ministères”.  

De l’avis des spécialistes de la RH, le désormais ex-ministre Le Drian, parfois surnommé “le menhir”, assez opposé à la réforme, a plutôt bien joué le coup et a réussi à édulcorer le projet macronien, en obtenant un décret ménageant les spécificités de la maison. Un des totems, le concours Orient, est notamment préservé. Le résultat de ce lobbying bouscule les grilles de lecture syndicales. A six mois des élections professionnelles, chacun joue sa carte.  

La CFTC-FAE-MAE, l’ASAM-UNSA, l’USASCC, Solidaires Affaires Etrangères ont appelé à la grève : “cette suppression de la diplomatie de métier est une fausse bonne idée (…) marquée par les préjugés, les images d’Epinal éculées, les jalousies et rivalités administratives, loin de la réalité de notre diplomatie. (…) Serons-nous mieux respectés et défendus dans les instances [internationales] par des généralistes, de passage avant de s’en retourner à leur ancien métier ou à une carrière dans le privé ? ”. La CGT et la FSU ont elles aussi rejoint le mouvement.  

Parmi les absents de la fronde, on note FO ou l’influente Association syndicale des agents diplomatiques et consulaires issus de l'Ecole Nationale d'Administration (ADIENA) auquel la nouvelle ministre, Catherine Colonna, diplomate de métier, a appartenu. On note aussi et surtout l’absence de la CFDT. Le syndicat majoritaire au ministère estime en effet avoir bien mené sa barque dans les négociations et aider à préserver l’essentiel. “La réforme, telle qu’elle est appliquée, n’est pas celle qui était imaginée par la ministre de la fonction publique [Amélie de Montchalin, à l’époque, Ndlr], a cru bon de se justifier la CFDT dans un communiqué publié le 20 mai. La fusion des deux corps CAE et MP en un corps unique permet une véritable progression de carrière pour celles et ceux qui ne feront pas le choix d’intégrer le corps des administrateurs de l’État (AE). Le maintien d’un concours d’Orient, et la certitude d’un parcours professionnel effectué principalement au MEAE, est une reconnaissance de l’un des plus nobles métiers de la diplomatie. L’accroissement du nombre des promotions internes dans le corps des AE, jamais vu de mémoire de diplomates, avec la garantie d’un maintien au MEAE, sont un gage accordé aux secrétaires des affaires étrangères (SAE)”.  

Pour certains analystes, la contestation sociale puise justement une partie de sa source dans l’inquiétude de ces secrétaires des affaires étrangères, les agents de catégories A positionnés en dessous des CAE et des MP (A+). Soit un effectif total de 1 000 agents, recrutés par la voie d’un concours très sélectif et qui accomplissent durant les premières années de leurs parcours au ministère les mêmes jobs que ceux recrutés dans les corps des CAE par le biais de l’ENA ou du concours d’Orient. Nombre d’entre eux sont traditionnellement promus dans l’encadrement supérieur A+, mais pas tous.  

“Certains SAE ont voulu croire que, par un coup de baguette magique, l’automaticité qu’il y avait entre le concours par lequel on est recruté et le grade dans lequel on est versé allait disparaitre et que bien que recrutés par un concours A, ils allaient devenir A+, analyse un bon connaisseur du sujet. Ils ont voulu acheter cette idée avec laquelle certains ont joué. Un peu comme si demain, on disait que tous les professeurs capésiens (des A) allaient devenir agrégés (A+) ou que les officiers de police (A) allaient devenir des commissaires (A+). Vous imaginez l’effet de bord budgétaire…” Et la même source de poursuivre : “La contestation interne est partie de là et arrive sur un truc un peu totémique : la disparition d’un corps diplomatique qui n’a, dans les faits, jamais existé à la différence du corps préfectoral. La formule a fait florès car elle se vend bien. L’inquiétude générale reste réelle mais elle a été alimentée par un rêve qui revenait à casser les grilles de la fonction publique et aussi, disons-le, par une fatigue générale autour des moyens ainsi que des demandes de réassurance sur des déroulés de carrière.”  

En réalité, la réforme n’est pas encore entrée dans le dur. Nombre de paramètres ne sont pas connus. Car le toilettage statutaire résultant de la publication du décret relatif au personnel diplomatique publié le week-end de Pâques ne dit rien de la suite et revêt à lui seul peu de changements concrets, sinon aucun. Ce qui alimente d’autant l’inquiétude. Les agents du Quai d’Orsay ne savent pas si les conditions d’une intégration, de la progression dans le corps des AE et du niveau des retraites à la sortie seront plus attractives que celles d’un maintien dans les corps de la maison. Les textes apportant ces réponses et pilotés par la direction générale de l’administration et de la fonction publique devraient sortir d’ici le 1er juillet. Tout dépendra des situations individuelles, de la volonté de diversifier ou non son parcours, ou du nombre d’années restant à accomplir d’ici l’âge de départ en retraite. De fait, les logiques de carrière ne seront plus les mêmes.

Les paramètres du choix restent d’autant plus incertains qu’ils pourront être impactés par une autre variable connue au deuxième semestre : la refonte complète des grilles indiciaires et des déroulés de carrière de toute la fonction publique. “C’est un choix cornélien pour les agents et à ce stade aucune réassurance ne peut leur être apportée, note une source. Les simulations ne sont pas encore possibles. Mais il ne faut pas jouer à se faire peur”. Les agents auront une année pleine pour trancher sachant que tous resteront en gestion au ministère lequel aura, de fait, un enjeu : ne pas les antagoniser. 

Dans ce ministère de 13 500 agents dont 50 % de contractuels (des recrutés locaux sous contrat, à l’étranger en majorité), les diplomates de métier se rassurent en observant que le pouvoir de nomination ne se déplace pas. Les postes d’ambassadeurs pourvus par décret du Président sont depuis des lustres des emplois à la décision du gouvernement, c’est-à-dire vierges de toute contrainte statutaire. Mais ils sont en réalité peu utilisés pour une ouverture sur des profils non conventionnels, qui ne dépend sur le papier, que du bon vouloir politique.  

En dépit d’un discours tonitruant vilipendant l’”État profond” et prononcé lors de la conférence des ambassadeurs le 27 août 2019, le Président Macron est resté sage en matière de nominations face à un Quai réputé très “corpo”. S’il a tenté en août 2018, en vain, de placer au consulat général de Los Angeles son ami l’écrivain Philippe Besson, le chef de l’État n'a pas eu les outrecuidances d'un François Mitterrand. Dès 1981, le socialiste nommait le patron de la Croix Rouge Francis Gutmann au poste de secrétaire général, le plus prestigieux du ministère, et l’ex-PDG de Renault, Bernard Vernier-Palliez à la tête de l’ambassade à Washington en 1982.  

En 2018 par exemple, seuls 4 postes d’ambassadeurs sur 182 étaient occupés par des contractuels. Six postes d’ambassadeurs étaient par ailleurs tenus par des fonctionnaires extérieurs à ce ministère. La pratique montre que l’ouverture dépend de plusieurs facteurs : le poids de l’administration du ministère (prépondérant au Quai d’Orsay), la spécificité du métier, les singularités pratiques (l’éloignement géographique et parfois la langue) et la manière de gérer au plan RH ces métiers.  

Quant au mode de nomination aux emplois fonctionnels (sous-directeurs et chefs de services en centrale, et l’essentiel des postes de consuls généraux ainsi que postes importants en ambassades), il n'est pas chamboulé par la refonte de l'encadrement supérieur. Il reste globalement entre les mains du Quai même si ces postes ont été ouverts aux contractuels par la loi de transformation de la fonction publique votée en 2019. L'accès à ces emplois s’avère probablement le point le plus incertain et sensible de la réforme. L’usage de ce pouvoir de nomination pourrait être amené à changer sous la férule d'Emmanuel Macron afin de diversifier les titulaires de ces emplois.  

“Sur le papier, les autres administrateurs.rices de l’État pourront toujours venir frapper à la porte des affaires étrangères, mais le pouvoir de nomination restant entre les mains du ministre des Affaires étrangères – et donc entre celles de la haute hiérarchie du Département -, on nous a fait comprendre en termes très explicites que ces postulant.e.s diplomates en herbe en seraient pour leurs frais, a souligné le 25 mai, dans un communiqué interne, l’APMAE, petit syndicat implanté dans la base et qui n’appelle pas à la grève. Les postes fonctionnels sont sauvés”.  

La doctrine d’accès à ces emplois fonctionnels reste cruciale dans la mesure où elle constitue le soubassement de toute ouverture crédible et légitime des emplois à la décision du gouvernement, notamment ceux des ambassadeurs. La faible ouverture actuelle de ces plus hauts emplois s’explique, en partie, par le peu de candidats justifiant d’une expérience sur des emplois fonctionnels considérés comme des sas d’acculturation.  

A ce stade, plusieurs sources interrogées assurent que les discussions organisées au plan interministériel (notamment celles ayant trait aux lignes de gestion interministérielles élaborées dans le cadre de cette réforme) n’ont pas porté sur des objectifs quantitatifs, c’est-à-dire sur des volumes de mobilité entrante et sortante au Quai d’Orsay. Car, il ne peut y avoir l’une sans l’autre. Au niveau interministériel, le cœur de la réforme résidera dans l’organisation de ces flux. A défaut, le décret publié le week-end de Pâques n’aurait que peu d’impact. Or définir des ratios de mobilité supposent de revoir la mécanique globale des parcours. “Il faut faire attention à la façon dont on envisage le problème et à la façon dont on choisit les mots : quand un diplomate entend que la mobilité constitue un problème au Quai, il se demande de quoi on lui parle ! juge un vétéran du ministère. L’agent du Quai est tout le temps mobile au sens géographique du terme mais aussi fonctionnel. Il transporte de surcroît sa famille au gré de ses affectations. Il existe un souci avec les termes employés dans la mesure où la mobilité s'effectue peu à l'extérieur du ministère.” 

De fait, la réforme enclenchée par le Président pourrait induire de nouvelles réflexions en matière d’outplacement. “Placer un ambassadeur à l'extérieur du ministère se révèle souvent beaucoup plus difficile que recruter un extérieur au quai d’Orsay, relève un ancien cadre de la direction générale de l’administration et de la modernisation du ministère. Nous nous posons sans doute la question de la mobilité à l’extérieur du ministère trop tard dans le parcours et nous n’anticipons ni ne systématisons la réflexion alors que c’est naturel dans d’autres administrations. Pour revendiquer des postes à l’extérieur, nous avons sans doute aussi une question de légitimité qui peut se poser, parfois en raison de stéréotypes pas toujours fondés. Il m’est par exemple arrivé sur mon dernier poste d’ambassadeur d’organiser une réunion d’investisseurs. A l’issue, certains d’entre eux sont venus me voir, l’air ingénu, candide, en me disant en substance : “Monsieur l’ambassadeur, nous sommes venus car il y avait de la lumière. On nous avait dit que vous ne connaissiez rien aux questions économiques mais vous avez l’air de vous y connaitre !”. En bon commerçant, je suis resté très aimable...” 

L’ouverture du sommet du ministère sur l’extérieur devra aussi s’appréhender au regard d’une situation singulière au plan RH : depuis une quinzaine d’années, il est marqué par un sureffectif au sommet (chez les MP et les CAE) pointé par la Cour des comptes en 2017 et dont il se défait au fil du temps. Le Quai a mis trop de temps à tirer les leçons du resserrement du réseau diplomatique et à diminuer à due concurrence le nombre de recrutements de hauts fonctionnaires opérés souvent pour plus de 40 ans. Si les agents des catégories A et A + représentaient 29 % des effectifs des corps généralistes du ministère en 2014, soit à peine plus que la moyenne interministérielle (environ 28 %), le ratio rapportant l’effectif des agents de catégorie A + à l’effectif des agents de catégorie A était de 113 % pour le ministère en 2013, contre 20 % en moyenne pour un ensemble de ministères. “Le corps des MP a par exemple littéralement fondu sous l’effet d’une division par deux voire par trois des recrutements à la sortie de l’ENA ou au concours d’Orient organisés depuis dix ans mais on n’est pas encore totalement sorti du sureffectif”, relève un diplomate. 

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