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Pierre Moscovici : “Une nouvelle gestion de nos finances publiques pour la sortie de crise”

Dans une tribune pour Acteurs publics, le Premier président de la Cour des comptes esquisse des pistes d’amélioration de la gouvernance des finances publiques après avoir dressé le constat de l’ineffectivité de la programmation pluriannuelle et pointé un cadre budgétaire trop morcelé.

“Un pessimiste voit la difficulté dans chaque opportunité. Un optimiste voit l’opportunité dans chaque difficulté”, disait Churchill. Je suis un optimiste et, à ce titre, je pense qu’il faut saisir l’opportunité de cette sortie de crise pour ouvrir une nouvelle ère dans la gestion de nos finances publiques.

La crise va laisser une trace durable sur celles-ci. Afin de faire face à la crise sanitaire, les déficits se sont creusés en 2020 et en 2021, la dette a atteint un poids dans le PIB (115 %) que la France n’avait pas connu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Notre niveau d’endettement est désormais nettement supérieur non seulement à celui de nos voisins allemands, mais aussi à celui de plus de la moitié des pays de la zone euro. Les conséquences de la crise sur la croissance potentielle, qui a eu tendance à diminuer depuis la fin des Trente Glorieuses et à descendre une marche après chaque crise économique, doivent encore être évaluées.

Cette situation n’est pas sans conséquences. Si, un jour, nous devions assister à une normalisation de la politique monétaire, se traduisant par une remontée de l’ensemble des taux d’intérêt, la charge de la dette pèserait bien plus lourd et réduirait d’autant nos marges de manœuvre pour mener les politiques nécessaires à la transformation de l’économie. Je n’aime pas particulièrement citer Céline, pourtant il n’avait pas tort quand il écrivit dans Mort à crédit qu’“on ne meurt pas de dettes. On meurt de ne plus pouvoir en faire”.

Soyons clairs : sans une maîtrise réelle de la dépense publique, le déficit chronique conduira un jour ou l’autre soit à des réductions du niveau des services publics et des prestations sociales, douloureuse pour notre cohésion déjà fragile, soit à des hausses d’impôts, auxquelles personne n’est favorable dans notre pays, déjà détenteur d’un très haut niveau de prélèvements obligatoires.

Souveraineté et crédibilité

Il est ainsi de notre responsabilité de préserver la soutenabilité de la dette publique et d’améliorer l’efficacité et la qualité de la dépense publique. C’est une question de souveraineté et de crédibilité. C’est le prix de l’indépendance et de la liberté de choix. C’est une urgence d’autant plus impérative que le défi climatique est devant nous et pèsera sur les dépenses publiques.

Force est de constater que la dégradation de la situation de nos finances publiques a précédé la crise sanitaire. Manquer l’opportunité de la sortie de crise pour améliorer la qualité de nos finances publiques serait donc une faute grave pour la France. Je ne suis pas défaitiste, je ne crois pas au lent déclin auquel certains nous condamnent déjà. Et la mélancolie ne paie point les dettes, pas plus qu’elle ne fait avancer le pays. Ce qu’il faut, c’est agir, résolument et dès que nous serons définitivement sortis des incertitudes de la crise du Covid-19.

Si une meilleure gouvernance n’est pas l’alpha et l’oméga de la maîtrise de notre endettement, elle a un rôle à jouer pour assurer la transparence, l’évaluation et la surveillance des choix budgétaires.

Il ne s’agit pas pour moi de prôner une quelconque austérité, qui affaiblirait notre pays et appauvrirait ses services publics, dont la crise a montré le rôle indispensable. L’investissement public dans certains secteurs – les transitions jumelles, écologique et numérique, l’innovation, la recherche, les compétences – est indispensable, la France doit attribuer les bonnes ressources aux bonnes politiques, éviter le gaspillage et vérifier que les moyens affectés à des politiques publiques soient conformes à leurs objectifs. C’est ce que l’on appelle un bon usage des deniers publics, que la Cour des comptes a le devoir de défendre. À la demande du président de la République et du Premier ministre, nous avons proposé, dans un rapport rendu en juin 2021, une stratégie de sortie de crise pour les finances publiques, à la fois de maîtrise des dépenses et de renforcement de la croissance par l’investissement, qui demeure aujourd’hui insuffisant dans les secteurs stratégiques. Alors que le retour progressif à la normale, tant attendu, tant espéré, se confirme de jour en jour, nos propositions, que j’ai voulues équilibrées et pragmatiques, commencent à être suivies et je m’en réjouis.

La première étape d’une rénovation de notre cadre des finances publiques doit s’engager à présent. Si une meilleure gouvernance n’est pas l’alpha et l’oméga de la maîtrise de notre endettement, elle a un rôle à jouer pour assurer la transparence, l’évaluation et la surveillance des choix budgétaires. À l’occasion des 20 ans de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), la Cour s’est exprimée précisément sur la réforme de la gouvernance des finances publiques, pour proposer des réponses aux lacunes du cadre actuel.

Une nouvelle loi de programmation réaliste et contraignante, pilotant la maîtrise de la dépense et la décrue de l’endettement d’ici 2027, devra être prise une fois que les échéances démocratiques du printemps seront passées.

L’une des premières lacunes est l’ineffectivité de la programmation pluriannuelle. La France s’est engagée, en 2012, à atteindre un objectif de moyen terme de quasi-équilibre de son solde public corrigé de l’impact de la conjoncture. Or cet objectif a sans cesse été repoussé dans le temps. Si l’on comprend aisément que la crise sanitaire a justifié de s’en éloigner temporairement, des écarts ont été systématiquement enregistrés, quelle que soit la loi de programmation considérée.

Pour la Cour, il faudrait expliquer annuellement les écarts entre les lois de finances et la loi de programmation et bien sûr, les réduire. Des revues de dépenses, inscrites dans le calendrier budgétaire, pourraient contribuer à dégager les économies nécessaires au respect de cette trajectoire. Surtout, une nouvelle loi de programmation réaliste et contraignante, pilotant la maîtrise de la dépense et la décrue de l’endettement d’ici 2027, devra être prise une fois que les échéances démocratiques du printemps seront passées.

Ensuite, deuxième lacune, le cadre des finances publiques est morcelé et ne fait pas l’objet d’une vision d’ensemble de la décision politique. Notre regard est trop centré sur le budget de l’État, qui représente seulement un tiers des dépenses. Symétriquement, de nombreuses recettes sont réparties entre les différents niveaux d’administrations publiques, ce qui rend le système illisible, même pour des spécialistes ! La Sécurité sociale n’est ainsi plus financée par les cotisations sociales qu’à environ 50 % contre encore près de 90 % il y a trente ans et reçoit le produit de nombreuses taxes perçues par l’État. Il faudrait fixer des règles plus claires de partage de l’impôt et de garanties de ressources.

Par ailleurs, les textes financiers sont disparates, peu coordonnés, et ne couvrent que trois quarts de notre dépense publique. C’est un problème notoire de transparence ! A minima, créer une instance pérenne de concertation, regroupant État, administrations de sécurité sociale et collectivités territoriales, aiderait à retrouver une cohérence.

Élargir le mandat du Haut Conseil 
des finances publiques

Enfin, la Lolf visait l’efficience de la dépense publique. J’enfonce une porte ouverte en constatant qu’elle n’a pas atteint cet objectif. La démarche de performance assise sur les objectifs et les indicateurs des programmes budgétaires n’a pas permis de garantir la qualité de la dépense. La recherche de l’efficience reste marginale par rapport à la préoccupation du maintien des enveloppes budgétaires. Quel gestionnaire serait assez zélé pour rendre des crédits qu’il n’utiliserait pas, au risque quasi certain de voir se réduire son enveloppe l’année suivante ? C’est l’un des effets pervers du système actuel.

La crise de 2008 avait conduit, à l’échelle européenne, à la définition du “Two-pack” et du “Six-pack” et, au plan national, à l’adoption de la loi organique de 2012, que j’avais portée devant le Parlement en tant que ministre de l’Économie et des Finances. La situation des finances publiques au sortir de la crise sanitaire doit nous conduire à franchir une étape supplémentaire. Les deux propositions de lois organiques, dont nous suivons les discussions parlementaires avec intérêt, vont dans ce sens.

Tout d’abord, la proposition de loi organique relative au financement de la Sécurité sociale est indiscutablement porteuse de progrès. Elle est cependant incomplète sur un point central : ne toujours pas couvrir les régimes de retraites complémentaires et l’assurance chômage est incohérent ! Par ailleurs, la Cour propose d’inscrire dans la loi l’obligation de déposer, en cours d’exercice, une loi rectificative lorsque les prévisions initiales sont bouleversées. Il ne s’agirait là que d’un simple alignement par rapport aux finances du budget de l’État.

La proposition de loi organique sur la modernisation de la gestion publique, portée par le président et le rapporteur général de la commission des finances de l’Assemblée nationale, aborde quant à elle la question du mandat du Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Sans mécanisme de surveillance, la réforme de la gouvernance des finances publiques sera inefficace. La France est en retard en la matière par rapport à de nombreux pays européens disposant d’institutions indépendantes aux compétences bien plus importantes. C’est pourquoi j’ai personnellement appelé de mes vœux un élargissement du mandat du HCFP. Cet organe a un rôle de vigie : il offre au Parlement un avis d’expert indépendant sur les prévisions macroéconomiques et de finances publiques. Dans cette optique, il me paraît indispensable que le Haut Conseil soit chargé de veiller explicitement au réalisme des prévisions de finances publiques, afin d’asseoir et de renforcer le rôle qu’il joue déjà de facto.

Je crois à l’impérative nécessité d’un débat démocratique sur les finances publiques et la soutenabilité de la dette pour changer la culture budgétaire, et je crois que le Haut Conseil peut et doit y contribuer. L’information du Parlement et des citoyens ne peut que gagner à ce que le Haut Conseil soit chargé de fournir une analyse régulière sur la soutenabilité de la dette, notamment dans le cadre d’un débat annuel au Parlement, comme le proposait initialement la commission des finances de l’Assemblée.

Un autre chantier, dont dépendra la sortie de crise, est la réforme nécessaire des règles budgétaires européennes. Elles ne peuvent pas être conservées à l’identique : elles étaient déjà trop complexes et peu favorables à la croissance avant la crise, c’est encore plus vrai après. Leur application, à tout le moins, doit être modifiée en profondeur, en prenant en compte l’endettement et la qualité de la dépense publique. Contrairement à ce que certains prônent, je pense que cette révision des règles doit être appliquée dès la fin de la suspension du cadre actuel et non après celle-ci : cela me paraît du simple bon sens.

Nous allons progressivement consacrer jusqu’à 20 % de nos ressources internes à l’évaluation des politiques publiques d’ici 2025, contre 5 % aujourd’hui.

Cette réforme du cadre budgétaire est absolument nécessaire mais ne suffira pas à elle seule pour financer nos priorités collectives : l’éducation, la transition écologique, la santé notamment. Pour cela, il convient de faire évoluer notre culture budgétaire. Le débat public doit davantage se tourner vers la qualité de la dépense. La France affiche l’un des taux de dépenses publiques les plus élevés au monde et on ne peut pas dire que cet écart se traduise positivement dans ses indicateurs économiques, sociaux ou de développement.

C’est pourquoi, afin de contribuer à l’amélioration de la discussion et des politiques publiques, mon ambition comme Premier président est de renforcer le rôle de la Cour des comptes en tant qu’acteur central de l’évaluation de la qualité des dépenses publiques. Mais il serait trop facile de prôner une transformation du système sans nous remettre en question.

La Cour a engagé un plan de transformation sans précédent, que j’ai initié dès ma nomination fin juin 2020, pour mieux répondre aux attentes des citoyens et aux impératifs de la gestion publique. Ma volonté avec “JF 2025” est de rapprocher la Cour des citoyens, de la rendre plus simple d’accès, plus rapide et plus agile et de renforcer son expertise. Nous allons progressivement consacrer jusqu’à 20 % de nos ressources internes à l’évaluation des politiques publiques d’ici 2025, contre 5 % aujourd’hui. Si le Parlement en valide le principe, les chambres régionales vont également pouvoir évaluer les politiques publiques locales.

Nous voulons aussi améliorer notre productivité, en réduisant nos délais de production et en développant le nouveau format des audits flash, en temps réel, comme nous l’avons fait par exemple sur l’innovation et la recherche en matière de lutte contre l’épidémie, sur MaPrimeRenov’ ou sur les mesures de soutien au secteur culturel pendant la crise. Ces évolutions permettront aux citoyens de se saisir de sujets de leur vie quotidienne et d’avoir une vision plus précise des politiques menées avec leur argent.

La maîtrise – ou pas – de la dépense, comme celle de l’endettement, seront après la crise un élément central de différenciation entre les États européens.

Dans le prolongement de ce chantier stratégique, qui comporte de nombreux volets, la Cour devrait enfin parachever la réforme de la responsabilité financière des gestionnaires publics, envisagée depuis bien longtemps et toujours différée jusqu’alors. Cette réforme historique – puisqu’elle revient sur l’héritage napoléonien du seul jugement par la Cour des comptes des comptables –, voulue par le gouvernement et à laquelle je souscris dans son principe, vise à renforcer le contrôle de la régularité de l’action publique, en rompant avec un système devenu inefficace et incompréhensible.

Enfin, nul n’ignore que les citoyens auront, au printemps prochain, un grand choix démocratique à faire. Il n’appartient évidemment pas à la Cour des comptes de se positionner dans le débat politique, mais il est de notre mission d’informer les citoyens sur la réalité des finances et de la gestion publique. À l’heure de la désinformation, la Cour des comptes se doit d’être un tiers de confiance, un repère objectif pour tous. D’ici la mi-décembre, nous allons publier une douzaine de notes sur des domaines importants de politiques publiques, afin de permettre le débat sur la base de données objectives et publiques. Nous n’esquiverons aucun sujet sensible : la réforme des retraites, la justice, l’agroécologie et l’université, parmi d’autres. C’est une première pour la Cour mais j’ai souhaité proposer des bilans synthétiques de nos analyses les plus récentes. Nous ne prétendons pas détenir la solution à tous les problèmes complexes qui se posent aux décideurs publics, mais je pense que ce sera un exercice utile, ne serait-ce que pour nourrir la discussion sur les urgences de demain.

Nous sommes à un moment clé pour les finances publiques. La maîtrise – ou pas – de la dépense, comme celle de l’endettement, seront après la crise un élément central de différenciation entre les États européens. La France n’est pas à l’abri, la confiance ne lui est pas donnée pour toujours par les investisseurs. La réforme du cadre des finances publiques est nécessaire pour garantir, à court terme, l’efficacité et l’efficience des dépenses publiques et, à long terme, notre liberté de choix. Elle ne sera pas suffisante si elle ne s’accompagne pas d’un renouveau du débat public sur les finances publiques et d’une réflexion globale sur notre culture budgétaire. Ces évolutions ne peuvent plus attendre : je souhaite que la Cour des comptes, forte de ses traditions et du respect que lui accordent les Français, transformée et modernisée, y contribue.

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