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Edward Jossa : “L’achat public est un levier majeur pour des politiques publiques ambitieuses de transformation”

Le président de l’Union des groupements d’achats publics (Ugap) détaille tout ce que l’achat public peut apporter aux services publics en matière de transitions et de transformation, dans un contexte d’instabilité durable pour le secteur public. Les collectivités jouent un rôle clé, souligne-t-il, et il faut les accompagner, au moment où les maires et élus locaux font face à de fortes contraintes budgétaires.

L’urgence est à la planification environnementale. Quelles sont vos actions actuelles et à venir en la matière ?
Nous travaillons depuis de nombreuses années avec les ministères sur les achats responsables à la fois en matière environnementale et sociétale. Nous soutenons également l’innovation des PME, parce que l’innovation porte des solutions de développement durable et d’économie responsable. Ce sujet n’est donc pas nouveau pour nous et l’accompagnement des transitions environnementales et sociales est au cœur de nos missions de service public. Les enjeux se situent aujourd’hui plus spécialement du côté des collectivités territoriales qui portent des projets ambitieux en matière de mobilités, d’éclairage public, d’aménagement, etc. En la matière, les évolutions sont très significatives, par exemple concernant l’éclairage : nous travaillons à diffuser des solutions très peu consommatrices d’énergie. Côté communes et intercommunalités, notre activité concerne davantage la mobilité, et nous proposons aujourd’hui des véhicules, notamment des bus, à faibles émissions de CO2. Les parcs de bus à hydrogène et électriques se développent ; et nous réfléchissons à de nouveaux modèles de camions à ordures à moteurs hydrogène. Côté départements et régions, l’informatique est l’élément déterminant, avec des projets pionniers en matière d’inclusion numérique pour faciliter l’accès des services publics ou encore de mise en œuvre de stratégies “green IT”.

Entre une contrainte budgétaire de plus en plus prégnante et des objectifs environnementaux nécessairement toujours plus ambitieux, les arbitrages sont souvent difficiles.

Que vous disent les maires et les élus locaux, pris entre la volonté d’agir sur le plan environnemental et des enjeux budgétaires pragmatiques ? 
Ils sont effectivement partagés entre l’ambition environnementale et la nécessité de transformer leur gestion d’un côté, et de l’autre, des interrogations sur leurs capacités à y parvenir. Entre une contrainte budgétaire de plus en plus prégnante et des objectifs environnementaux nécessairement toujours plus ambitieux, les arbitrages sont souvent difficiles. En matière de mobilités et plus largement d’infrastructures, on parle d’investissements en centaines de milliers d’euros. Ce sont des transformations certes porteuses de sens et de changements durables, mais également de coûts. Au-delà, se pose la question des moyens humains et organisationnels pour gérer cette transition. Les projets sont de plus en plus complexes et l’Ugap doit être un partenaire de confiance face à des entreprises qui proposent des solutions parfois difficiles à appréhender ; ils nécessitent de l’argent, mais aussi des compétences, particulièrement pour gérer la data. Voilà une problématique très stratégique. Nous aborderons avec les élus locaux ces problématiques essentielles d’achat public à l’occasion du Salon des maires et des collectivités locales [qui aura lieu du 22 au 24 novembre à Paris, ndlr], où nous les accueillerons et irons à leur rencontre.

L’approche doit donc être résolument transverse… 
Oui, car ce sont des projets et des expérimentations qui peuvent entraîner des changements de comportements radicaux supposant des évaluations et une capacité de réajustement si nécessaire. Si l’on modifie une circulation, cela peut entraîner des impacts sociaux. Si l’on restreint l’accès au centre-ville sans y réfléchir au global, cela peut entraîner des départs d’activités économiques et l’accentuation de déséquilibres sociaux. Il faut donc une approche fondée sur les données, sur de nombreux indicateurs, sur davantage de transversalité dans les politiques publiques. On ne peut pas gérer la circulation sans s’occuper du social, ni s’occuper du social sans aborder l’éducation, etc. Il faut des compétences sectorielles et des compétences d’ensemble et inscrire ces projets de transformation dans des gouvernances robustes et associant toutes les parties prenantes.

Les collectivités ont intégré la dimension de transformation écologique et sociale qui suppose une interdisciplinarité nouvelle.

Le secteur public doit donc se doter de compétences à un moment où son attractivité semble en baisse…
Le secteur privé est également confronté à des soucis de recrutement ! J’entends parler d’un phénomène de “grande démission” : je ne sais pas s’il faut utiliser ces termes, mais il est certain que cette période de quasi-plein emploi entraîne des rotations plus fortes. En sous-emploi, le secteur public apparaissait comme une forme de refuge avec des agents attachés à leur statut et à la stabilité de l’emploi qu’offrait la fonction publique. Aujourd’hui, on se dit qu’il est plus facile de trouver un emploi ailleurs et les rotations s’accélèrent. Nous verrons si c’est structurel ou conjoncturel. À l’Ugap, par exemple, nous avons eu, en six mois, l’équivalent du nombre de démissions de l’an dernier ; mais nous avons aussi davantage recruté sur des métiers de grande expertise. Nos métiers supposent une formation dédiée et une adaptation aux spécificités du secteur public et des collectivités territoriales. Ce sont des missions et des carrières passionnantes. Les collectivités ont intégré la dimension de transformation écologique et sociale qui suppose une interdisciplinarité nouvelle ; aujourd’hui plus qu’hier, il faut travailler ensemble sur des enjeux qui font réellement “sens”. À la frontière entre entreprise commerciale et établissement assumant des missions de services publics, l’Ugap est, de ce point de vue, un modèle hybride et original. Nous nous appuyons sur cet élément différenciant pour conserver une forme d’attractivité dans notre politique de recrutement.

Les évolutions législatives et réglementaires sont fortes. Comment influent-elles sur votre action ? 
Il y a en effet plusieurs évolutions réglementaires. Les grandes villes doivent constituer des “zones à faibles émissions mobilité” (ZFE-m), où la circulation des véhicules les plus polluants est limitée. Autre objectif qui fait réagir les associations d’élus : le “zéro artificialisation nette” (ZAN). Les territoires ne sont pas à égalité pour mettre en œuvre ces objectifs. Certains disposent de friches industrielles qui peuvent être réutilisées, d’autres non. Il faut une réflexion, de la discussion et de l’anticipation pour avancer. La loi antigaspillage pour une économie circulaire apporte elle aussi des avancées et des interrogations sur la manière de porter l’économie circulaire. La loi “Climat et Résilience” ou les textes sur les schémas numériques responsables constituent également un nouveau cadre référentiel pour l’achat public. Nombre de ces textes en sont encore au stade des objectifs, certes précis et quantifiés, mais pas complètement calés au niveau des modalités. Les réflexions doivent porter sur la manière de faire. Sur tout cela, nous sommes évidemment positionnés et nous apportons des prestations intellectuelles de conseil et des prestations matérielles.

Quelles sont précisément ces prestations ? 
J’évoquais les mobilités : nous avons une offre complète en matière de bus ; des bus thermiques, des bus GPL, des bus électriques. Nous avons été les premiers à proposer une offre mutualisée de bus à hydrogène avec l’appui d’un centre de collectivités. Et nous sommes en discussion très avancée pour les véhicules de demain. Nous réfléchissons également à de nouvelles offres concernant les véhicules d’incendie et de secours, sachant qu’ils doivent répondre à des contraintes très variées – lutter contre des feux de forêts avec des véhicules électriques peut être plus compliqué. Deuxième volet : des offres de prestations intellectuelles, qui vont du conseil en immobilier au conseil en organisation, en passant par le conseil en stratégie. Nous développons des conseils plus ciblés, par exemple sur la maîtrise énergétique des bâtiments. Notre future offre “Territoires de demain” visera à désigner un opérateur ensemblier apportant, sur des projets de collectivités territoriales, du conseil, de l’expertise technique et des solutions. Prenez l’exemple de nouvelles règles de circulation : les impacts peuvent toucher toutes les politiques publiques locales, alors que la voirie est devenue un lieu d’arbitrage permanent entre les usages. Ce marché “Territoires de demain” est fondé sur une trentaine de cas d’usage avec l’identification d’un intégrateur portant une vision territoriale et privilégiant une approche partenariale. Il accompagnera les collectivités engagées dans des projets durables. 

Les acteurs publics travailleront davantage par scénarios, c’est-à-dire des objectifs tenant compte de ressources plus ou moins verrouillées, de retournements, de surcoûts possibles. Cela va compliquer la programmation.

Un travail de pédagogie est-il plus encore nécessaire alors que le contexte mouvant rend les programmations budgétaires plus difficiles ? 
Un travail de pédagogie concernant l’achat responsable est évidemment toujours nécessaire et à adapter selon les interlocuteurs. Quand vous parlez à un président d’exécutif, il porte une vision stratégique. L’acheteur opérationnel, lui, s’inscrit dans le code de la commande publique et il va vous parler “prix”. Et quand vous échangez avec un directeur achat ou un directeur général des services, il doit articuler des objectifs de politiques publiques avec des budgets à tenir et un plafonnement des dépenses. Il ne faut pas oublier qu’un véhicule électrique ou un véhicule à faible émission coûte entre 80 et 120 % plus cher qu’un véhicule classique. Tout est donc question d’arbitrage. Le sujet n’est pas tellement la volonté “d’y aller” en matière de transitions durables, mais celui des bons processus d’arbitrage, pour que le décideur puisse prendre des décisions tenant compte de l’ensemble des contraintes qui s’imposent à lui. Il faut dépasser une approche strictement annuelle – mais tous les acteurs ont progressé en matière de pluriannualité –, prendre en compte les éléments exogènes, comme actuellement l’inflation ou l’évolution des taux d’intérêt, et modéliser des scénarios. C’est une évolution à venir : les acteurs publics travailleront davantage par scénarios, c’est-à-dire des objectifs tenant compte de ressources plus ou moins verrouillées, de retournements, de surcoûts possibles. Cela va compliquer la programmation. 

Au-delà, faut-il revoir certains textes en matière d’achat public ? 
Aujourd’hui, lorsqu’un opérateur répond à un appel d’offres, il s’engage sur un prix fixé et qui ne peut pas varier. Cela pose problème lorsque les coûts explosent, comme c’est le cas aujourd’hui. C’est la principale difficulté que nous rencontrons actuellement dans le domaine de la commande publique. La forte augmentation a concerné le mobilier, puis l’immobilier, puis le secteur de l’énergie. La guerre en Ukraine n’a fait qu’aggraver la situation d’une crise qui touche désormais le secteur des véhicules et celui des microprocesseurs, dont on a découvert qu’ils étaient produits à Taïwan. Cet enchaînement bouleverse le secteur de la commande publique et l’intangibilité des prix devient un frein. Dans son avis du 15 septembre, le Conseil d’État a apporté quelques avancées nécessaires [dans cet avis, relatif aux possibilités de modification du prix ou des tarifs des contrats de la commande publique et aux conditions d’application de la théorie de l’imprévision, le Conseil d’État précise qu’il est possible, sous certaines conditions, de modifier les seules clauses financières d’un contrat de la commande publique, ndlr]. Sur la base de la théorie des circonstances imprévues, nous regardons ce que nous pouvons faire pour ajuster les prix, y compris lorsqu’il y avait des clauses de révision annuelles. Le Conseil d’État confirme que l’on peut réajuster les prix, mais seulement si ces évolutions sont justifiées par des circonstances que les opérateurs comme l’acheteur public ne pouvaient pas raisonnablement anticiper. Il faudra donc à l’avenir prendre des dispositions, lors des renouvellements des contrats, avec des clauses d’ajustement beaucoup plus agiles. En la matière, nous sommes en pleine transition.

Et sur le plan européen ?
C’est un autre enjeu important : à la suite d’une décision de la Cour de justice de l’Union européenne, nous avons été conduits à réintroduire des plafonds dans les marchés publics. Et si l’inflation accélère l’atteinte du “plafond”, cela peut entraîner l’obligation de relancer une procédure. Il faudrait réajuster la hausse des plafonds à hauteur de l’inflation. C’est un peu technique, mais en l’état, cette décision européenne risque d’entraîner des effets pervers sur la commande publique.

Quelles évolutions entrevoyez-vous pour l’Ugap, plus de cinquante ans après sa création ? 
Dans notre histoire, nous avons forcément eu des hauts et des bas. Mais nous visons aujourd’hui une croissance considérable et même exceptionnelle pour le secteur public : nous sommes passés, ces vingt dernières années, de 1 à 5 milliards d’euros de commandes publiques. C’est le résultat tout à la fois d’un mouvement de fond vers l’achat mutualisé et d’une stratégie basée sur une approche clients constante. Nous cherchons en permanence à améliorer notre qualité de service. En parallèle, nous avons une approche fournisseur appuyée sur un sourcing approfondi, avec les fournisseurs comme avec les fédérations professionnelles, pour comprendre l’évolution des offres. Responsabilité du fournisseur et responsabilité du client sont les deux jambes sur lesquelles nous appuyons notre trajectoire. 

Comment interviendrez-vous dans la préparation des jeux Olympiques de 2024 ? 
Les jeux Olympiques sont une opportunité majeure pour développer de nouveaux aménagements en Île-de-France, dans les territoires qui accueilleront des épreuves et plus largement dans les villes labellisées “Terre de Jeux”, avec une ambition sociétale forte. Au-delà, l’enthousiasme ne fait que démarrer. Le label “Terre de Jeux 2024” porte l’essor d’équipements, de pratiques… Trente villes vont accueillir des épreuves, 2 800 territoires sont labellisés. Aussi, l’Ugap apporte-t-elle une offre pour accompagner les nombreux besoins. Nous développons notamment une offre dédiée : parcours de santé, city parks, bassins de piscine mobiles… L’offre “spéciale JO” est en cours de finalisation dans nos catalogues. Et puis, il ne faut pas oublier les enjeux liés, tels que l’accueil et le gardiennage. La sécurité dans toutes ses dimensions (cybersécurité, surveillance des sites…) est également une problématique centrale sur laquelle nos donneurs d’ordres sollicitent d’ores et déjà nos équipes. 

La priorité de l’Ugap est de proposer une complétude d’offres dans toutes les dimensions du numérique, avec une réactivité et une adaptabilité constantes dans cet univers où les évolutions sont ultrarapides.

Quid de la place du numérique dans votre offre ? 
Nous développons une palette large d’outils. Pour résumer, le numérique, c’est du matériel, des logiciels et du conseil. Le conseil en organisation est important parce que le numérique révolutionne l’organisation des administrations publiques ; songez à la délivrance des passeports et documents officiels qui, en quinze ans, a fait l’objet d’une véritable révolution appuyée sur le numérique. Cela suppose des évolutions administratives et organisationnelles fortes qu’il faut accompagner. Les prestations concernent le développement et l’accompagnement au changement ; il faut savoir utiliser les outils développés, les réajuster si besoin. Notre offre porte par ailleurs sur l’organisation et l’assistance à maîtrise d’ouvrage, à la dématérialisation, aux enjeux de sécurité numérique… Notre marché multi-éditeurs permet de piocher dans quelque 3 000 logiciels adaptés à chaque organisation, avec un appui au décideur public pour trouver ce qui correspond à son besoin. Un nouvel enjeu est devenu prégnant : le cloud, avec un arbitrage à opérer pour les organisations entre ce qu’elles gardent sur leurs serveurs et ce qu’elles gèrent de manière dématérialisée dans le cloud avec un niveau de sécurité informatique optimal. La priorité de l’Ugap est de proposer une complétude d’offres dans toutes les dimensions du numérique, avec une réactivité et une adaptabilité constantes dans cet univers où les évolutions sont ultrarapides. 

Quel regard portez-vous sur le métier d’acheteur public ? 
Dans ce contexte de transformations rapides et de complexité accrue, le métier d’acheteur public devient un métier exigeant et encore plus passionnant. Il doit être davantage reconnu et valorisé dans la sphère publique, tant du côté des ministères et des administrations de l’État que des collectivités et de l’ensemble du secteur public. L’achat public s’affirme comme un levier majeur pour initier des politiques publiques ambitieuses de transformation vers des services publics de plus grande qualité. La contribution des acheteurs publics doit donc être davantage reconnue.

Propos recueillis par Sylvain Henry 

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Club des acteurs publics

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