Partager

8 min
8 min

“Une transition socio-écologique des métropoles qui se fait attendre”

Sabine Barles et Marc Dumont, respectivement professeure en urbanisme et aménagement à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne et professeur d’urbanisme à l’université de Lille, s’interrogent sur la capacité des politiques publiques interterritoriales à agir sur les enjeux de raréfaction des ressources, des milieux de vie et du dérèglement climatique. Une analyse appuyée sur l’exemple de la Métropole européenne de Lille, détaillée dans le cahier “Popsu” intitulé “Métabolisme et métropole, la métropole lilloise entre mondialisation et interterritorialité”. Extrait.

Au cours des quinze dernières années, les grandes agglomérations françaises se sont retrouvées au centre de deux mutations importantes : la mise à l’agenda de la transition écologique – plus largement de la question environnementale – et l’affirmation de l’interterritorialité, l’une et l’autre considérées non plus comme seules incantations mais comme feuilles de route plus concrètes inscrites sur les agendas des politiques publiques des collectivités locales (dont le contenu mérite néanmoins d’être largement discuté). Les raisons de cette nouvelle donne, qui s’est introduite aux côtés de questions plus anciennes comme la compétitivité, l’attractivité, la solidarité, la créativité1, sont globalement bien connues. D’une part, celle-ci est liée aux évolutions progressives introduites dans la coopération intercommunale et aux réformes territoriales successives qui l’ont ponctuée en France, des lois LOADT2 (1995) et LOADDT3 (1999) aux lois Maptam4 (2014) et Notre5 (2015). Toutes sont restées traversées par une quête de définition de périmètres plus pertinents visant à mieux administrer la diffusion spatiale des modes d’habiter6, la nouvelle géographie des activités et l’interdépendance croissante des économies territoriales7. Malgré leur rigueur, ces redéfinitions de périmètres coopératifs n’ont eu de cesse de laisser apparaître comme un impensé institutionnel majeur la question de la démocratie des réseaux8, du gouvernement des réalités mobiles9, en sus de celui des périmètres légitimes d’action. La mise sous injonction de renforcer une capacité à se coordonner entre périmètres existants et recomposés des collectivités s’est transformée en impératif coopératif, et ce, dans un contexte où s’estompaient les dogmes (et structures) d’un aménagement du territoire d’État au profit d’un “paradigme capacitatif” issu des politiques européennes10. Cette inflexion a placé les territoires métropolitains et non métropolitains en situation de prendre un peu plus en main leur destin, sans plus compter exclusivement sur l’État, dans des cadres régionaux étendus.

S’il faut sans doute se réjouir de ce tournant plus global, à la fois environnemental et écologique, on doit cependant relever une série d’inerties persistantes.

Dans le même temps, les premières manifestations tangibles du changement climatique (canicules, sécheresses, inondations), le constat des effets sur les sociétés humaines de la perte de biodiversité, celui de la raréfaction de certaines ressources ont accéléré la prise de conscience écologique d’au moins une partie de la population et des acteurs publics. Les lois Grenelle 1 (2009) et 2 (2010) de l’environnement11 constituent la première traduction – certes, bien incomplète – de cette sensibilité renouvelée aux ressources autrefois qualifiées de naturelles. Si les questions de protection et d’économie des sols “consommés” par l’urbanisation, de la ressource en eau, de la réduction des déchets se posent depuis plusieurs décennies, elles ne sont sans doute jamais à ce point apparues comme ne pouvant être traitées à l’échelle d’un unique périmètre institutionnel. C’est en cela que la compétence de gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (Gemapi) confiée aux métropoles en France en 2018 a constitué un bon révélateur d’un cycle nouveau, impulsant une attente de clarification dans l’exercice de certaines compétences croisées, autant que soulevant la question de l’articulation des nombreuses et anciennes politiques de gestion des ressources avec celles des politiques d’aménagement de l’espace et non plus seulement règlementaires ou de planification. S’il faut sans doute se réjouir de ce tournant plus global, à la fois environnemental et écologique, des politiques d’aménagement, de cette attention renforcée portée à l’empreinte environnementale des systèmes métropolitains, à la gestion de leur bilan carbone, de l’engagement vers l’énoncé de feuilles de route pour des métropoles “sobres”, on doit cependant relever une série d’inerties persistantes, que ce soit dans le domaine de l’amélioration de la qualité de l’air, du développement de la mobilité décarbonée, de la production de déchets ou de l’artificialisation des sols, et plus encore des cycles biogéochimiques les plus perturbés ou préoccupants (azote, phosphore). Le domaine économique est encore largement dissocié de cette réarticulation entre gestion des ressources et politiques d’aménagement, si ce n’est étranger à celle-ci. Dans la réflexion sur les modèles économiques des métropoles, l’économie circulaire est apparue davantage comme une forme de succédané, un tant soit peu incantatoire, dans une réflexion qu’ont largement peiné à formaliser les métropoles, portant sur leur capacité en propre de résilience face à des crises structurelles et à l’ébranlement de leurs bases productives. Conçue de façon générale comme réintroduction dans un système territorial local d’une chaîne de production-distribution-consommation de biens, l’économie circulaire a ainsi pu se développer à bas bruit, loin de sa version “authentique” telle que définie par Christian Arnsperger et Dominique Bourg12. Elle s’insinue tantôt du côté de la gestion des déchets, tantôt du côté de l’exploration de nouveaux modèles productifs autour de la réintroduction de l’industrie en ville, tantôt du côté de la question – elle aussi nouvelle sur les agendas territoriaux – de l’alimentation (circuits courts) via une remise en question du modèle de production agricole et accessoirement d’une réinterrogation des modes de consommation.

La vulnérabilité actuelle des systèmes métropolitains apparaît à la double convergence de la réinterrogation nécessaire de leurs fondements économiques et de celle des formes de gestion de leurs ressources à la fois et de plus en plus fragiles et limitées.

En dehors d’un large courant de travaux et de pratiques sur l’écologie industrielle13 s’appliquant à des territoires spécifiques (zones industrielles, sites industrialo-portuaires, corridors fluviaux logistiques), les réflexions plus globales, d’envergure métropolitaine, sur la re-circularisation, restées jusque-là très timides et plus ancrées dans la recherche que dans l’action14, ont connu une brutale accélération, avec la crise sanitaire de 2020 et la nouvelle popularisation du thème de la relocalisation industrielle par exemple. La vulnérabilité actuelle des systèmes métropolitains apparaît à la double convergence, donc, de la réinterrogation nécessaire de leurs fondements économiques et de celle des formes de gestion de leurs ressources à la fois et de plus en plus fragiles et limitées. Une bifurcation peut-être sans précédent se dégage à l’horizon pour les métropoles et les territoires – même si elle mériterait d’être mise en rapport avec d’autres bifurcations dans le passé plus lointain de l’histoire urbaine. Reste aujourd’hui que cette transition socio-écologique souhaitable et probablement de plus en plus souhaitée peine à se matérialiser sous la forme d’applications très concrètes au sein des territoires et des métropoles. La plupart des raisons en sont connues et bien identifiées depuis un certain nombre d’années, malgré les appels incantatoires à repenser des “villes post-carbone15”.

Partant de ce constat, nous avons choisi d’en retenir une hypothèse centrale : l’interdépendance est une clé d’entrée qui permet de penser l’articulation entre politiques d’aménagement et politique de gestion des ressources ; elle est aussi, ce faisant, l’expression d’un déficit de connaissances autant qu’un nouvel horizon institutionnel et politique en possible construction à travers des formes variées de transactions territoriales. Pour autant, l’interdépendance reste rarement, voire jamais, formalisée en ces termes en France dans le vocable de l’action publique tout au moins, car la dépendance reste une idée politique peu valorisante et peu recevable, voire dérangeante en raison de l’héritage d’un système pyramidal dominé par le couple centre-périphérie. La notion d’interdépendance circule bien davantage autour de métaphores plus expressives et vectrices d’action publique : les solidarités, les réseaux, les complémentarités, ou même les alliances, les réciprocités. Elle peut aussi se retrouver en arrière-plan de la question (et de l’utopie) de l’autonomie, que celle-ci soit énergétique, alimentaire, territoriale, révélée par un certain nombre de crises géopolitiques plus structurelles dont il a pu être démontré qu’elle repose sur un malentendu autour de la question du local16. Toutes ces métaphores souffrent d’une difficulté endémique : introduire dans les scènes de l’action publique territoriale, autant que les outils et dispositifs opérationnels, la dimension multiscalaire et trans-scalaire des flux de différentes natures induits par la vie des sociétés urbaines, par le fonctionnement des systèmes métropolitains, des flux importés autant qu’exportés, traversants ou encore transformés.

Si, en économie, la notion d’interdépendance territoriale reste très mobilisée, elle qualifie cependant principalement les relations de dépendance entre entreprises sur des territoires et les formes de coopérations entre celles-ci17, et laisse de côté toute la dimension des réalités matérielles liées et impliquées par la vie des sociétés métropolitaines. L’autre hypothèse que nous formulons est que la prise en compte de cette dimension matérielle non seulement est indispensable au regard des enjeux socio-écologiques contemporains, mais peut aussi constituer un prisme d’analyse pertinent des métropoles et de leurs relations avec des territoires, milieux, environnements proches et lointains. Ces relations matérielles, énergétiques, fonctionnelles peuvent être saisies à travers la caractérisation du métabolisme urbain, c’est-à-dire de l’ensemble des flux d’énergie et de matières mis en jeu par le fonctionnement des villes et singulièrement des métropoles. Le métabolisme métropolitain sera donc au cœur de la démarche engagée ici. Comment l’interdépendance (et pas uniquement la dépendance versus l’autonomie) peut-elle être approchée, mesurée ? Quelles en sont les conditions ? Comment se joue-t-elle des périmètres institutionnels de l’action publique, voire des États (transfrontalier, mondialisation…) ? Que nous donne à voir le métabolisme métropolitain ? Quels sont les dispositifs d’action, de régulation, de contrôle, permettant d’intervenir et de peser sur ces matières et ressources en circulation, et pour quelle efficacité ? Pour répondre à quelques-unes de ces questions, la région à la fois métropolitaine et transfrontalière de Lille fait figure, à bien des égards, de cas d’école autant que d’exception. Dans ce vaste système urbain, à la géographie singulière, l’analyse de cinq flux de matières livre des leçons précises sur l’état actuel des connaissances, les limites des systèmes statistiques ou du traçage de certaines matières, sur l’articulation public/privé, les écosystèmes émergents d’acteurs. Elle soulève également la mise en correspondance de cette connaissance avec la mise en politiques de ces flux.

Métabolisme et métropole, la métropole lilloise, entre mondialisation et interterritorialité, Sabine Barles et Marc Dumont, cahier Popsu, éditions Autrement, 10 euros. 

1. Stefan Krätke, “The new urban growth ideology of creative cities”, in Neil Brenner, Peter Marcuse et Margit Mayer, Cities for People, Not for Profit: Critical Urban Theory and the Right to the City, Londres, Routledge, 2012, p. 138-149.
2. Loi du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire.
3. Loi du 25 juin 1999 d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire.
4. Loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles.
5. Loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.
6. Marc Dumont et Emmanuelle Hellier, Les Nouvelles Périphéries urbaines : formes, logiques et modèles de la ville contemporaine, Rennes, PUR, 2010.
7. Pierre Veltz, Des lieux et des liens, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2002.
8. Martin Vanier, Demain les territoires : capitalisme réticulaire et espace politique, Paris, Hermann, 2015.
9. Philippe Estèbe, Gouverner la ville mobile : intercommunalité et démocratie locale, Paris, PUF, 2008.
10. Introduite par la première politique de cohésion de 2007-2013, puis réaffirmée dans le cadre de la stratégie “Europe 2020” et de la politique de cohésion 2014-2020.
11. Loi du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement et loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement.
12. Christian Arnsperger et Dominique Bourg, “Vers une économie authentiquement circulaire : réflexions sur les fondements d’un indicateur de circularité”, Revue de l’OFCE, n° 145, 2016, p. 91-125.
13. Voir par exemple Christophe Beaurain et Delphine Varlet, “Quelques pistes de réflexion pour une approche pragmatiste de l’écologie industrielle : l’exemple de l’agglomération dunkerquoise”, Développement durable et territoires, vol. 5, n° 1, 2014 ; Guillaume Junqua et Sabrina Brullot (dir.), Écologie industrielle et territoriale : Coleit 2012, Paris, Presses des Mines, 2015 ; Yann Alix, Nicolas Mat et Juliette Cerceau (dir.), Économie circulaire et écosystèmes portuaires, Caen, Éditions EMS, 2015.

Partager cet article

Club des acteurs publics

Votre navigateur est désuet!

Mettez à jour votre navigateur pour afficher correctement ce site Web. Mettre à jour maintenant

×