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“S’ils veulent être efficaces, les hauts fonctionnaires doivent devenir des facilitateurs”

La création de l’Institut national du service public constitue l’occasion ou jamais de renforcer des compétences devenues cruciales, analysent Yann Duzert et Irena Descubes, professeurs à Rennes School of Business, experts internationaux en techniques de négociation. Un enjeu essentiel, estiment-ils, en matière de gestion publique pour les années à venir. Les éléments émotionnels doivent être davantage et mieux pris en compte dans la formation des hauts fonctionnaires.

Pourquoi les hauts fonctionnaires français ont-ils besoin, aujourd’hui et demain plus qu’hier, d’avoir de bonnes capacités de négociation ?
Exercer l’autorité de manière verticale marche de moins en moins bien. Pour administrer le pays de manière efficace, il est souvent nécessaire, désormais, de mettre autour de la table toutes les parties prenantes pour définir collectivement les contours d’un problème et aboutir ensuite à des décisions communes, acceptées par tous. Mais de telles méthodes de travail ne peuvent en aucun cas s’improviser. Elles nécessitent de la part des autorités publiques une très bonne maîtrise des techniques de négociation. Or la formation des hauts fonctionnaires français est aujourd’hui insuffisante dans ce domaine. Des recherches récentes en sciences cognitives, en psychologie expérimentale, en théorie des jeux, en sciences de l’information ont profondément renouvelé les approches. Ces nouvelles connaissances sont enseignées au plus haut niveau dans des pays comme la Chine, les États-Unis, le Brésil, pays où nous intervenons régulièrement. La France est en retard dans ce domaine.

Il faut former les hauts fonctionnaires à l’animation de négociations multilatérales complexes, ce qui n’est pas fait correctement aujourd’hui.

L’autorité de l’État s’exerce-t-elle plus difficilement qu’autrefois ?
Les situations de blocage de longue durée se sont multipliées ces dernières années. On peut citer l’affaire de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou la crise des “gilets jaunes”. On y a vu l’État embourbé pendant de long mois. Mais la question est plus large. Au quotidien, on voit la grande difficulté de beaucoup d’autorités morales à convaincre. Les patients ne prennent en compte, en moyenne, que la moitié des prescriptions faites par leurs médecins ! Ne pas prendre le temps de discuter, d’entendre leur point de vue, pour négocier et les faire évoluer, coûte finalement très cher… Dans les hôpitaux, les autorités administratives et les médecins tirent à hue et à dia, souvent sans parvenir à s’entendre, au détriment du fonctionnement des services. En matière de justice aussi, une meilleure capacité à négocier est cruciale. Aux États-Unis, plus de 90 % des conflits civils sont réglés par des accords négociés. Beaucoup d’affaires en France pourraient aussi être traitées grâce à des médiations et cesser d’engorger les tribunaux. Au Brésil, j’ai formé de nombreux magistrats pour minimiser le nombre d’appels sur des questions écologiques très sensibles. Les résultats ont été au rendez-vous.

Comment améliorer la formation des hauts fonctionnaires ? 
On ne part pas d’une table rase. J’ai adapté au Brésil l’excellent livre d’Aurélien Colson et Alain Lempereur, Méthode de négociation, qui sert de base à l’enseignement actuel à l’ENA. Mais depuis sa rédaction, en 2004, les progrès des sciences cognitives améliorent beaucoup la compréhension des comportements et des émotions. Les recherches récentes en sciences de l’information apportent aussi des éclairages intéressants dans une époque où l’on négocie souvent par écrans interposés. Évoquer Talleyrand est important pour connaître l’histoire de la négociation et le rôle qu’a pu jouer la gastronomie, par exemple. Enseigner l’art rhétorique ou la détection des mensonges est aussi utile. Mais les questions identitaires, qui font capoter aujourd’hui énormément d’accords, doivent être mieux comprises et prises en compte. Il faut aussi former les hauts fonctionnaires à l’animation de négociations multilatérales complexes, ce qui n’est pas fait correctement aujourd’hui. 

Les éléments émotionnels doivent être pris en compte autant que les éléments rationnels.

En quoi ces négociations multilatérales sont-elles aujourd’hui si importantes ?
Sur beaucoup de dossiers, aujourd’hui, le haut fonctionnaire, s’il veut être efficace, doit devenir un facilitateur. Il doit être capable d’établir une cartographie des intérêts en jeux, du contexte légal, des concessions possibles des uns et des autres, des sentiments d’identité des acteurs… Les éléments émotionnels doivent être pris en compte autant que les éléments rationnels. L’ensemble des parties prenantes doit être représenté dans les négociations, y compris les générations futures si nécessaire. La question du temps, du rythme possible du changement, doit être étudiée de manière fine. Sans cet effort pour inclure chacun et trouver un langage partagé, on voit aujourd’hui à quel point les décisions publiques peinent à être mises en œuvre. Former les hauts fonctionnaires implique de leur faire jouer des jeux de rôles, de les mettre en situation. On ne peut enseigner ces savoir-faire avec uniquement des savoirs livresques, dans une démarche top-down. L’enseignement doit se faire de manière négociée, justement, avec beaucoup d’échanges entre pairs.

Pouvez-vous donner des exemples de situations qui ont évolué grâce à ces approches “négociées” que vous appelez de vos vœux ?
Aux États-Unis, une ville a réussi à réduire de 20 % le nombre d’accidents aux abords de ses établissements scolaires en mettant autour de la table, véritablement, toutes les parties prenantes : des fabricants de panneaux de signalisation aux vendeurs de vélos locaux, en passant par les parents, les services de police, de secours, les enfants, les professeurs… À Locminé, une commune de Bretagne, c’est une véritable renaissance économique qui s’est opérée grâce à une initiative collective et négociée. Des citoyens qui déploraient la fuite des cerveaux se sont réunis autour du maire et de ses services, pour réfléchir à de nouvelles activités tirant parti des ressources locales, tant matérielles qu’intellectuelles. À partir des déchets des conserveries locales, des unités de méthanisation ont été créées, permettant d’alimenter en énergie des data centers et en engrais les agriculteurs locaux. Ces citoyens, qui partageaient au départ surtout un goût pour le foot, ont réussi, ensemble, à créer de nouveaux emplois et à décarboner le territoire. Ce modèle, élaboré et développé par la base, avec le soutien des administrations publiques, est en train d’être dupliqué dans d’autres lieux.
 
La technologie peut aussi transformer profondément, selon vous, les processus de négociation… 
Au Brésil, aujourd’hui, tous les accords obtenus à l’issue de négociations avec les pouvoirs publics sont digitalisés et accessibles. Les citoyens peuvent avoir ainsi davantage de visibilité. Les expériences peuvent être plus facilement dupliquées. Cet aspect technologique est important pour pouvoir associer à la gouvernance, non plus seulement des experts, mais une multitude d’acteurs, qui échangent entre eux, sans pour autant que le système devienne ingérable. Nous avons créé des matrices qui permettent de structurer les négociations, sans oublier d’étapes ou de partenaires. Des plates-formes dédiées sont nécessaires pour pouvoir mettre ensuite en musique ces négociations de manière efficace et coconstruire des accords pérennes sur la base de valeurs communes.

Yann Duzert a coécrit avec Irena Descubes et Franck Zerunyan, Néogociation 4-10-10 pour les professionnels du secteur public, chez Vandeplas Publishing (2020). Il est également l’auteur, avec Laure Jaunaux et Estelle Koenig, de Néogociation, chez Pearson (2020) et, avec Lawrence Susskind et Alain Pekar Lempereur, de Faciliter la concertation : à bon processus, bon consensus, aux éditions Eyrolles (2009).

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