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Sciences Po Paris tente de se placer dans l’après-ENA

Le nouveau directeur de Sciences Po Paris, Mathias Vicherat, vient de proposer une alliance au nouvel Institut national du service public, successeur de l’École nationale d’administration. Un serpent de mer aux enjeux multiples.

Le nouveau directeur de Sciences Po Paris, Mathias Vicherat.

Bis repetita ? À chaque directeur sa tentative. Le nouveau patron de Sciences Po Paris, l’énarque Mathias Vicherat, nommé en novembre dernier, a profité de sa conférence de presse de rentrée, organisée mi-janvier, pour avancer ses pions dans le contexte de l’après-ENA et formuler une offre de service au gouvernement. Alors que le nouvel Institut national du service public (INSP) doit élaborer sa stratégie, le cousin de la rue Saint-Guillaume voudrait bien capter des parts de marché de la formation et proposer des offres sur étagère.

“Nous avons beaucoup à construire avec l’INSP, dans la poursuite des liens jamais rompus entre Sciences Po et les écoles de l’administration publique, dit-on à l’IEP de Paris. De la participation de nos centres de recherche à la création d’une offre doctorale, de nombreuses collaborations sont à dessiner sur la formation initiale et continue. Et la création de l’INSP permet de reposer cette question fondamentale : de quelles compétences et connaissances ont besoin les fonctionnaires français ? C’était déjà la question que soulevait Émile Boutmy en créant l’École libre des sciences politiques il y a cent cinquante ans.” 

L’analyse du géant de la rue Saint-Guillaume (200 millions d’euros de budget, 14 000 étudiants) repose sur un constat. Colosse aux pieds d’argile, l’INSP ne dispose jusqu’ici pas de personnel pédagogique permanent, mais affiche des velléités de se renforcer. L’ensemble des intervenants en formation initiale travaille aujourd’hui sous le régime du cumul d’emploi, y compris les 4 coordonnateurs pédagogiques, dont 3 hauts fonctionnaires : ils sont majoritairement constitués de praticiens hauts fonctionnaires (pour plus des deux tiers des intervenants), dans une moindre mesure d’universitaires (17 %) et de professionnels du secteur privé (15 %), indiquait le rapport Bassères sur la préfiguration de l’INSP rendu en décembre dernier. 

Ce rapport ne proposait pas la création d’un corps enseignant, mais suggérait la mise en place de binômes d’enseignants-chercheurs et de praticiens effectuant une partie de leur temps de service à l’INSP, à hauteur d’un tiers temps par exemple. Il pointait également une formation initiale manquant de cohérence d’ensemble et difficilement lisible, ainsi que des enseignements jugés de qualité inégale par les élèves, “certains étant qualifiés de superficiels car ne s’inscrivant pas clairement dans une progression pédagogique”.  

Dans ce moment charnière, le débat sur l’offre pédagogique et les moyens RH recèle des enjeux complexes qui ont trait aux ambitions françaises. L’État souhaite-t-il profiter de ce “reset” autour de l’INSP pour réexaminer l’organisation française de formation et de recherche sur le management public avec, dans la ligne de mire, le renforcement de son rayonnement à l’international ? Le rapport Bassères, perçu comme minimaliste, restait sur ce point des plus prudents. 

Jusqu’ici et pour contourner l’une des limites induites par son statut (une incapacité à diplômer), l’ENA avait noué des alliances avec l’université de Strasbourg – davantage tournée vers les sciences dures que vers les sciences humaines – et surtout avec l’université Paris Sciences & Lettres (PSL). Cette alliance avec PSL, dont les potentialités restent encore peu exploitées, pourrait sans doute fournir à l’INSP des moyens conséquents, à même de tendre, à terme, vers une Harvard Kennedy School à la française, si tant est que ce soit l’objectif politique poursuivi.

Mais au cours de cette dernière décennie où l’ENA n’a cessé de se chercher sans vision affirmée des pouvoirs publics, un autre acteur a profité de la situation pour occuper l’espace : Sciences Po Paris. En 2015, la création d’une école d’affaires publiques en son sein (masters en une ou deux années, doubles diplômes et prépas aux concours) a marqué les esprits et lui a donné une longueur d’avance, au point d’intégrer le Global Public Policy Network (GPPN), qui réunit 7 des plus prestigieuses écoles d’affaires publiques dans le monde et que l’ENA n’aurait pas pu prétendre investir. 

“Il existe deux types de modèle pour l’INSP, note un expert. Celui de l’école des affaires publiques de Sciences Po Paris avec, dans cette hypothèse-là, une concurrence frontale. Et le modèle de la pure école d’application, qui n’a pas de grande ambition en matière de recherche. Aujourd’hui, on a le sentiment (notamment, à la lecture du rapport Bassères) que le curseur a été placé très près de l’école d’application. Mais sans abandonner les éléments de discours politique autour d’une ambition sur la recherche et le corps enseignant. Et du coup, on ne sait plus très bien où on est entre les deux”, ajoute-t-il. 

Pour établir une stratégie, l’État sera-t-il tenté d’inclure dans sa réflexion le jeu de Sciences Po Paris ? L’État a-t-il les moyens financiers de stimuler et d’entretenir une concurrence ? Y a-t-il même intérêt ? Pour l’heure, la campagne présidentielle fige politiquement un peu les choses. Mais le sujet pourrait bien revenir. L’offre de service de la Rue Saint-Guillaume ne date, elle, pas d’hier. “Je vois le bénéfice qu’il y aurait à mettre en commun [avec l’ENA, ndlr] plus de moyens pour renforcer la formation et la recherche, nous confiait déjà en 2017, dans une interview, le précédent directeur de l’établissement, Frédéric Mion. Ce qui serait absurde, c’est que l’État déploie des moyens financiers supplémentaires pour financer à l’ENA ce qui existe déjà chez nous et qui ne demande qu’à être développé. S’il s’agit de mutualiser le développement de la formation et de la recherche, nous y sommes favorables.” Une main tendue accueillie avec circonspection.  

C’est que l’établissement a toujours inspiré une certaine méfiance au sein des hautes sphères de l’État. Méfiance dont l’une des sources remonte à la création même de l’ENA. Si Sciences Po reste l’enfant de la défaite de 1870 contre la Prusse, conçue pour doter la France d’une élite administrative et politique considérée sous le Second Empire comme défaillante, l’ENA fut, elle, l’enfant de la défaite militaire de 1940, avec un objectif : se substituer à Sciences Po Paris dans la fabrication des élites administratives de la France après un constat d’échec nourri de griefs autour de la démocratisation et l’attribution d’une part de responsabilité dans la défaite de 1940. Le présent n’est parfois que du passé qui recommence…   

La réticence tient aussi au quasi-monopole que Sciences Po a longtemps exercé sur le concours externe de l’ENA, comme un pied de nez à l’Histoire. Un quasi-monopole – plus de 90 % des admis au concours externe au début des années 2000, époque où l’on parlait de Sciences Po Paris comme de “l’antichambre de l’ENA” – qui a progressivement laissé place à une domination (60 % en 2020), du fait de l’entrée sur le marché d’autres acteurs, comme la préparation aux concours délivrée par l’université Paris-I Sorbonne. “Si l’on veut démocratiser la haute fonction publique, ce n’est pas forcément vers un établissement de ce type que l’on va se tourner, même s’il a lui-même diversifié son recrutement”, observe un haut fonctionnaire.  

Dans cette époque très “gilets jaunes”, la coloration parisienne de l’IEP peut évidemment alimenter les réticences, en dépit d’une stratégie de délocalisation en province, notamment pour ses premiers cycles (Nancy, Poitiers, Le Havre, Dijon, Reims et Menton). L’heure (politique) est aux diversités, qu’elles soient de genre, sociales et évidemment territoriales. Enfin, et peut-être surtout, l’alliance entre l’INSP et cette grande école serait difficile à faire accepter au monde universitaire. À moins bien sûr, de l’y inclure lui aussi, dans un geste large.  

Au chapitre des atouts de l’IEP, son réseau lui permet de faire valoir quelques arguments académiques, au-delà de son école des affaires publiques : Liepp, OFCE, Ceri, etc. “Aller vers une grande école plutôt que l’université peut être délicat à gérer sur un plan symbolique, mais je ne vois aucun argument fort pour ne pas y aller, juge un expert, qui ne passe pourtant pas pour un aficionado de l’IEP. Il y a quelque chose de naturel dans l’alliance entre une école de hauts fonctionnaires et le plus grand établissement français de formation aux affaires publiques. À une époque où le renouvellement des modes de recrutement de la haute fonction publique va vers plus de souplesse pour l’emploi des contractuels, Sciences Po a une carte à jouer.” 

En coulisse, la relation entre l’énarchie et la Rue Saint-Guillaume reste pleine de complexité, sinon de paradoxes. La méfiance y côtoie la charnalité. La décennie mouvementée, rue Saint-Guillaume, ouverte par le décès de son directeur Richard Descoings (en avril 2012), a montré combien les résolutions des crises y passaient par des chambellans de l’énarchie : Jean Gaeremynck, administrateur provisoire de l’IEP en 2012-2013, chargé de tracer le cap et de poser les jalons de l’ère post-Descoings ; Frédéric Mion, le directeur désigné à l’issue de cette crise ; Louis Schweitzer, président par intérim de la Fondation nationale des sciences politiques désigné après la démission d’Olivier Duhamel – suivie de près par celle de Frédéric Mion – pour gérer la transition ; et enfin Mathias Vicherat.  

Dans le même temps, la réflexion sur l’avenir immédiat de l’INSP ne s’est pas faite complètement en dehors des réseaux de Sciences Po. Ainsi, le créateur et ex-doyen de l’École d’affaires publiques (2015-2021), l’économiste Yann Algan, parti aujourd’hui chez HEC, siégeait par exemple en décembre dernier aux côtés d'autres personnalités dans le comité d’audition mis sur pied par le gouvernement pour lui donner un avis sur les candidats à la direction de l’INSP.  

L’avenir de la formation et de la recherche sur le management et le leadership publics s’annonce comme l’un des dossiers les plus symboliques du prochain ministre qui aura la charge de l’élite et de la filière administratives.

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