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Réforme de la haute fonction publique : les réserves et observations du Conseil d’État

Les sages du Palais-Royal ont rendu, le 27 mai, un avis juridique sur le projet d’ordonnance réformant la haute fonction publique. Un avis qui tend à renforcer les garanties d’indépendance prévues par les nouveaux modes de recrutement des corps juridictionnels. L’avis reste prudent sur le cas des inspections promises à une fonctionnalisation. La réforme sera présentée en Conseil des ministres mercredi 2 juin.

Il était attendu. Le Conseil d’État a transmis, le 27 mai, un avis prudent quant à la validité juridique du projet d’ordonnance réformant la haute fonction publique, qui doit être présenté en Conseil des ministres le 2 juin. Un avis dont la teneur a été dévoilée par Le Monde et qu’Acteurs publics s’est également procuré.

Pour rappel, la réforme de la haute fonction publique fait l’objet d’une habilitation à légiférer par ordonnance prévue par la loi de transformation de la fonction publique (LTFP) du 6 août 2019. Habilitation limitée dans le temps et dont l’échéance tombera le 7 juin. Le projet gouvernemental vise à réformer les carrières et à fonctionnaliser la haute fonction publique en basculant d’une logique de corps à une logique d’emploi. Mais le projet d’ordonnance ne l’explicite pas clairement, ce sujet relevant de décrets d’application non encore élaborés, mais qui auront tout autant leur importance.  

Et c’est là toute la difficulté de l’exercice pour le Conseil d’État : rendre un avis sur un des véhicules juridiques de la réforme (l’ordonnance) alors que certains axes essentiels de cette réforme (en particulier la fonctionnalisation, formellement désignée par l’appellation “statut d’emploi”) seront opérés au moyen de textes réglementaires que personne ne connaît.  

Dans la note qu’Acteurs publics s’est procurée, le Conseil d’État s’attache à écarter un élément du projet d’ordonnance qui n’aurait pas sa place dans le texte, car il excéderait le champ d’habilitation prévu par la loi du 6 août 2019. Il précise aussi les points de vigilance pour les grands corps juridictionnels. Tour d’horizon des principaux points de cet avis juridique, qui revêt une certaine importance alors que des contestations pourraient jaillir devant le Conseil d’État (dans sa formation contentieuse), une fois l’ordonnance publiée au Journal officiel.

La fonctionnalisation des corps. Le Palais-Royal ne se prononce pas sur l’objectif général mais “écarte du projet la disposition introduisant, dans la loi du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’État, la notion de statut d’emploi et la possibilité pour un tel statut de déroger à certaines dispositions du statut général de la fonction publique, de telles mesures ne se rattachant pas à l’habilitation donnée par l’article 59 de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique, sur le fondement de laquelle la présente ordonnance est prise.” En clair, le projet d’ordonnance excéderait le champ d’habilitation. Dans le viseur notamment : la suppression annoncée du corps préfectoral, qui relève du niveau réglementaire et qui pourrait, selon certains observateurs, fragiliser sur le plan juridique l’interdiction qui est faite à ses membres en exercice de faire grève ou de poursuivre des activités syndicales au sens classique du terme alors que ces activités sont de droit commun dans le reste de la fonction publique. Le Conseil d’État rappelle au gouvernement que la loi du 6 août ne l’habilite pas à modifier les choses sur ce point.
L’avis du Conseil d’État n’étant par définition qu’un avis, qui ne lie pas le pouvoir politique, il faudra voir, dans la version finale du texte présentée en Conseil des ministres le 2 juin, la vision retenue. Mais le projet d’ordonnance ayant fait l’objet de 5 saisines rectificatives (c’est-à-dire 5 changements substantiels du texte durant les trente jours qu’a duré l’examen au Conseil), il est permis de penser que l’exécutif est très attaché à sa propre rédaction.

Le cas des inspections. La fonctionnalisation échafaudée par l’exécutif touche aussi bien les corps administrants (préfectorale, corps diplomatiques, etc.) que les corps d’inspection. Or pour ces derniers, la suppression du corps pose la question de l’indépendance et, partant, de la plus-value des rapports (souvent confidentiels) adressés au politique. L’enjeu sur le plan réglementaire sera de déterminer les conditions dans lesquelles un inspecteur choisira son poste à l’issue de son passage dans une inspection, et notamment les conditions dans lesquelles il sera nommé sur son poste suivant. Car la pression sur un inspecteur peut aussi s’exercer par la perspective d’un poste peu satisfaisant à la sortie de l’inspection. Le Conseil d’État reste très prudent sur ce point et va jusqu’au bout de la logique gouvernementale, qui prévoit de traiter cette question sur le plan réglementaire, nonobstant le fait que l’exécutif entend instaurer des garde-fous… au niveau législatif. “Le Conseil d’État observe que, telles qu’elles sont rédigées et qu’elles lui ont été présentées, les dispositions du projet d’ordonnance qui créent l’Institut national du service public (INSP) et celles qui prévoient, pour les inspections générales dont les missions le justifient, des garanties d’indépendance, ne préjugent en rien la teneur et le périmètre exacts des mesures de « fonctionnalisation » de certains corps actuellement recrutés par la voie de l’École nationale d’administration (ENA) qui ont fait l’objet d’annonces publiques. C’est donc lors de l’examen des dispositions réglementaires correspondantes que les questions que peuvent soulever ces mesures devront être traitées.” Le gouvernement Castex gagne, sur ce point, du répit. Mais un court répit.

Les corps juridictionnels. L’avis du Conseil d’État porte également sur un point qui le concerne très directement : les articles de l’ordonnance bouleversant l’entrée au Conseil d’État et à la Cour des comptes. Pour lutter contre ce qu’il estime relever de la rente à vie, le Président Macron a en effet souhaité supprimer le primorecrutement opéré aujourd’hui à la sortie de l’ENA. Dans le futur système, on pourra y entrer après deux ans passés sur des emplois A+, quelle que soit l’école de formation dont on est issu et sans intégrer définitivement l’institution. Pour l’entrée dans chacune des deux maisons, la sélection des auditeurs reposera demain sur l’avis d’un comité de 4 membres dont 2 seraient, directement ou indirectement, nommés par le gouvernement.  
Les auditeurs pourront ensuite intégrer l’institution au bout de trois ans. Une commission paritaire, dans laquelle siégeront 3 membres du corps et 3 personnalités extérieures, décideront alors de l’intégration. Parmi ces dernières, une sera nommée par le chef de l’État, une personnalité sera nommée par le président de l’Assemblée nationale et une troisième personne sera choisie par le président du Sénat. Pour éviter le retour à la cooptation observée sous la IIIe République et que le primorecrutement à la sortie de l’ENA avait vocation à dépasser, l’intégration ne pourra être validée que si l’impétrant remporte 4 voix et non 3. En clair, pas d’intégration en cas de désaccord entre les deux collèges.   
En coulisse, durant les mois de mars et avril, ce nouveau mode de recrutement a fait l’objet d’une sourde bataille. Les deux grands corps juridictionnels ont d’abord tout fait pour dissuader le Président Macron d’organiser un concours auquel ce dernier s’accrochait mais qui aurait pu être trusté, dans le cas du Palais-Royal, par des techniciens du droit rétifs à la prise de risques, ce qui l’aurait, de fait, “cornérisé”. Après avoir obtenu gain de cause sur ce point, un débat s’est ensuite engagé sur le point de savoir si la commission d’intégration (chargée d’ouvrir définitivement les portes de la maison) devait être paritaire ou non et si elle devait, par ailleurs, être présidée par le chef de chacune des deux maisons, ce que souhaitait le Conseil d’État. Le Président n’a rien lâché. Dans le projet gouvernemental, la présidence de la commission n’est pas prévue, même s’il est permis de penser que l’aura du “VP” ou du “PP” jouera et permettra, le cas échéant, d’aller gagner la voix manquante.
Mais dans son avis du 27 mai, le Conseil d’État ne lâche rien et revient à la charge sur la présidence. “Le Conseil d’État estime que l’ordonnance, qui fixe la composition de cette commission et lui donne un caractère paritaire, si elle peut ne pas prévoir de règle de départage en cas d’égalité des voix, doit nécessairement, en revanche, préciser comment est assurée sa présidence ; celle-ci revient à l’évidence, pour le Conseil d’État, au vice-président et, pour la Cour des comptes, au Premier président ; aussi le texte est-il complété en ce sens.”
Le Palais-Royal entend aussi veiller au respect du principe d’indépendance de la justice (vis-à-vis du politique), en renforçant les garanties que présenteront les 3 personnalités qualifiées qui siégeront dans la commission. Des dispositions sont ajoutées, notamment pour tenir compte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne sur ces questions. Pour ces raisons, il est précisé que les mandats des membres nommés de cette commission sont d’une durée de quatre ans et non renouvelables.
Pour l’entrée au grade de maître des requêtes, le Conseil d’État entend aussi clarifier, sinon renforcer sa mainmise. “La disposition de l’article 9, relatif au recrutement de maîtres des requêtes et conseillers référendaires en service extraordinaire par la voie d’une procédure de sélection organisée par l’INSP, qui prévoit que le nombre annuel de recrutements ainsi opérés au Conseil d’État et à la Cour des comptes est « fixé annuellement par arrêté du Premier ministre sur propositions du vice-président du Conseil d’État et du Premier président de la Cour des comptes », signifie que ce nombre ne pourra résulter que d’un accord entre ces autorités”, fait valoir l’avis dans le style inimitable du Conseil. De la même manière, le Palais-Royal réaffirme que l’édiction par le Premier ministre des futures lignes directrices de gestion interministérielle pour l’encadrement supérieur, “ne saurai[t] interférer avec les orientations retenues par les juridictions administratives et financières pour la gestion de leurs membres”.

La création de l’Institut national du service public. Le Conseil d’État pousse le gouvernement à compléter l’article 5 pour qu’y figure l’ensemble des règles constitutives de l’établissement qui remplacera l’ENA : fonctions exécutives confiées à un directeur, catégories de membres composant le conseil d’administration et principales ressources. Le Palais-Royal suggère aussi, pour des raisons de lisibilité, d’adapter deux lois organiques mentionnant l’ENA, l’ordonnance n° 58-1136 du 28 novembre 1958 portant loi organique concernant les nominations aux emplois civils et militaires de l’État et l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature.

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