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Raphaël Llorca : “Sur la fonction publique, les récits ont changé entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron”

Expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, doctorant à l’École des hautes études en sciences sociales, Raphaël Llorca observe un inversement des narrations de campagne entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen en matière de fonction publique. La campagne présidentielle a été mouvante et insaisissable, observe-t-il.

Cette campagne présidentielle a-t-elle été unique ?
C’est unique, en effet : nous sommes encore en pleine crise pandémique, dans un contexte de menace de guerre nucléaire. Il est intéressant d’observer la conjonction de crises qui se sont accumulées dans un laps de temps assez court. En un quinquennat, les Français ont vécu des attaques terroristes, le mouvement des “gilets jaunes”, la crise sanitaire, la guerre en Ukraine… Le succès de la série En thérapie, sur Arte, est significatif [la première saison de la série évoque le sujet du traumatisme collectif des attentats de Paris, un psychanalyste recevant des patients en plein désarroi], c’est un signal faible. Une enquête Ipsos récente abordait l’état d’esprit dominant des Français. Habituellement, c’est la colère et le mécontentement qui s’expriment, sentiments sur lesquels s’appuyaient l’opposition d’extrême droite. Cette fois, l’état d’esprit dominant était la fatigue. Et aujourd’hui, c’est l’inquiétude. La France est polytraumatisée et fragmentée. C’est un cocktail détonnant, avec des crises qui ne s’annulent pas les unes les autres, mais qui se superposent. Cela rend forcément la campagne très différente. Les sujets se sont succédé.

D’abord Éric Zemmour a monopolisé toute l’attention médiatique à l’automne avec le thème de l’immigration, puis le sujet central est redevenu la crise sanitaire, puis l’Ukraine… Il y a eu une succession de “couloirs”, de sujets balayant tous les autres. La question du pouvoir d’achat a été une matrice dominante. C’est une campagne étonnante, très mouvante et assez insaisissable. Les candidats ont eu beaucoup de mal à marquer leurs thèmes. Dernier point marquant : le tandem Zemmour-Le Pen, avec l’extension du domaine de l’acceptable. Que retiendra-t-on de cette campagne dans les années à venir ? La mémoire collective retiendra que des thèmes, des expressions et des raisonnements d’extrême droite sont devenus communs. La notion de “grand remplacement” marquera le débat. Cela s’est vu en Italie, aux États-Unis et ailleurs, avec un candidat qui fracture le débat avec une rhétorique du “clash” qui hystérise. C’est un marqueur pour l’avenir.

Emmanuel Macron était perçu en 2017 comme un représentant de la haute fonction publique. Aujourd’hui, il est celui qui a mis fin à l’ENA et qui a touché aux grands corps.

L’avenir de notre modèle d’action publique aurait dû être au cœur de la campagne. Pourtant, les candidats n’ont pas ou ont peu esquissé la fonction publique de demain. Et la fonction publique dite de gauche vote désormais comme le reste des Français, fortement pour les extrêmes. Comment l’expliquer ?
Personne n’a vraiment parlé aux fonctionnaires dans cette campagne, aucun candidat n’a eu de discours mobilisateur en direction des agents publics… Plus largement, il faut se placer dans un narratif de campagne : qu’est-ce qui structure l’ensemble des prises de position ? En 2017, le récit d’Emmanuel Macron était d’apporter des solutions face à une France bloquée administrativement, économiquement et politiquement. Face aux freins administratifs, il fallait une réforme de l’État en mode “start-up nation ”, il fallait des mesures de “libération” économique et il fallait dépasser les étiquettes politiques en rassemblant des gens de droite et de gauche. Le projet d’Emmanuel Macron était intrinsèquement basé sur une volonté de réformer la France. Via la réforme de l’État, il s’adressait en creux aux fonctionnaires. En 2022, il n’est plus du tout dans ce narratif. Le “mal français” ne vient plus de l’intérieur mais de l’extérieur : le Covid, la guerre… En extrapolant l’affaire McKinsey et au-delà de toute polémique, on peut y voir une symbolique forte. En 2017, il était le candidat venu de la haute fonction publique puis du privé, désireux de réformer et de moderniser l’État français. Cinq ans plus tard, on peut y voir un aveu d’échec : “nous n’avons pas réussi à transformer en profondeur l’administration, il nous faut aujourd’hui nous appuyer sur des experts venus du privé”. Cela peut expliquer en partie le fait que les agents publics se tournent vers d’autres candidats, dont certains venus des extrêmes… 

Par ailleurs Marine Le Pen s’était adressée aux préfets, elle était hostile à la réforme de la haute fonction publique du gouvernement. A-t-elle davantage parlé à la fonction publique ? 
Je suis très attentif aux inversions de polarité. Marine Le Pen a dépassé certains stigmates de 2017. Ainsi, Emmanuel Macron était perçu en 2017 comme un représentant de la haute fonction publique. Aujourd’hui, il est celui qui a mis fin à l’ENA et qui a touché aux grands corps, notamment au corps historique des préfets. A contrario, Marine Le Pen a adressé une lettre aux préfets pour contester la réforme impactant leur corps. Dans son récit, la fonction publique et les fonctionnaires sont un levier pour redresser la France face au “déclin français”. Elle se distingue en cela d’Éric Zemmour, qui se tourne vers le passé en mettant par exemple à l’honneur l’école et l’enseignant d’autrefois. Marine Le Pen joue la stratégie de la proximité, elle s’adresse aux soignants, aux agents dont le pouvoir d’achat baisse… En cinq ans, les récits et les narrations ont énormément changé.

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