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Philippe Latombe : “La reprise en main de notre souveraineté numérique est une obligation”

Le député MoDem Philippe Latombe réagit dans cette tribune à l’extension du portefeuille de Bruno Le Maire à Bercy à la “Souveraineté industrielle et numérique”. Une évolution “de bon augure”, selon lui, mais qui ne doit pas résumer la bataille à un enjeu économique.

Dans le nouveau gouvernement, Bruno Le Maire a retrouvé son poste à Bercy. Cependant, l’intitulé de sa mission a été modifié. Exit la “Relance”, bienvenue à la “Souveraineté industrielle et numérique”. La pandémie est passée par là, mettant à nu notre déficit préoccupant de souveraineté et les conséquences délétères de choix stratégiques et de renoncements dont les gouvernements du demi-siècle précédent peuvent tous revendiquer, chacun pour une part variable, la paternité.

Le nouvel intitulé de poste du ministre de l’Économie mérite à lui seul une explication de texte. Certes, il exprime une certaine continuité avec le précédent : il existe un lien évident entre la relance et la souveraineté industrielle et numérique, la seconde pouvant sans conteste bénéficier à la réussite de la première. Sous cet angle, le changement de formulation et l’appétence affirmée du nouveau gouvernement pour la souveraineté ne peuvent être que de bon augure. En revanche, la captation par le ministère de l’Économie de l’enjeu majeur de la souveraineté numérique mérite discussion. 

Tout d’abord, la souveraineté industrielle et numérique est un sujet éminemment politique avant d’être économique, et son rattachement à Bercy pose problème, notamment concernant son volet numérique, qui ne saurait être traité sous le seul prisme, réducteur même si nécessaire, de “mesures promotionnelles” plus ou moins efficaces en faveur des entreprises du secteur, comme cela a trop été le cas jusqu’à maintenant. 

Pour un pilotage du numérique au plus haut niveau

Sur fond de guerre en Ukraine et d’affrontement géostratégique entre les États-Unis et la Chine, la reprise en main de notre souveraineté numérique est une obligation incontournable pour notre souveraineté nationale puisque le numérique est partie prenante de toutes nos activités et ne peut donc se piloter qu’au plus haut niveau de l’État. Aux États-Unis, le Président bénéficie d’un briefing hebdomadaire sur toutes les questions technologiques, une pratique à la hauteur des enjeux stratégiques de notre époque, et qui devrait nous inspirer. En matière de souveraineté numérique, il s’agit de répondre à la demande de compétitivité des entreprises, à celle de protection des citoyens ainsi qu’à une double exigence d’efficacité et de transparence des institutions publiques. Cela veut dire qu’il faut à la fois garantir la résilience de nos infrastructures, faire confiance à nos entreprises technologiques, mettre la souveraineté numérique au cœur de l’action publique et le citoyen au cœur des politiques numériques.

Voilà pourquoi, à plusieurs reprises, notamment dans un rapport parlementaire sur la souveraineté numérique, j’ai plaidé pour la création d’un véritable ministère de plein exercice dédié au numérique, doté d’une administration et de moyens propres, et chargé de porter les politiques numériques au niveau national, européen et international. Or, pour porter un tel sujet, le choix récent d’un ministère de l’Économie et des Finances aux attributions pléthoriques devrait logiquement entraîner, dans un second temps, la nomination d’un ministre délégué ou d’un secrétaire d’État au Numérique qui n’aurait de facto ni la visibilité, ni les coudées franches ni les marges de manœuvre indispensables pour accomplir efficacement cette mission. Cette éventualité, si elle se confirmait, décevrait les acteurs de la “tech”, qui attendent de l’État une politique de souveraineté numérique assumée, proactive et cohérente. 

La principale faiblesse d’une gestion éclatée du numérique national découle d’une organisation en silos, qu’un ministère du Numérique hébergé par Bercy n’est pas en mesure de résoudre.

La tâche est immense et j’évoquerai ici quelques chantiers, significatifs des limites actuelles de notre politique du numérique. Il faut d’abord que l’État et les systèmes productifs nationaux s’émancipent de la domination des géants américains et luttent contre leurs pratiques concurrentielles déloyales. Je sais, c’est un peu la “tarte à la crème” du moment, mais il serait bon de passer de l’incantation stérile à l’action énergique. 

Anticiper plutôt que rattraper

De nombreux États ont déjà pris des mesures qui vont dans le bon sens et, aux États-Unis même, terre des Gafam par excellence, la présidente de la Federal Trade Commission, Linda Khan, critique la position dominante des Gafam. Cependant, si 2021 a été placée sous le thème de la régulation, avec notamment en Europe le Digital Markets Act et le Digital Services Act, elle a aussi été une année record pour ces acteurs dont la capitalisation boursière, boostée par la pandémie, a fait un bond moyen de 110 % et le bénéfice net de 91 %, entre 2020 et 2021. Ce travail de régulation n’en est qu’à ses balbutiements et doit trouver rapidement son efficacité au niveau national et européen. 

La principale faiblesse d’une gestion éclatée du numérique national découle d’une organisation en silos, très compartimentée, qu’un ministère du Numérique hébergé par Bercy et doté jusque-là de peu de moyens n’est pas en mesure de résoudre. Prenons l’exemple de l’identité numérique, caractéristique des faiblesses d’un tel fonctionnement. Nous sommes sur ce sujet excessivement en retard, alors que nous disposons des ressources technologiques nécessaires pour mener à bien un tel chantier. 

La nouvelle carte d’identité numérique, dont les concepteurs se gargarisent tant, ne représente que les prémices imparfaites du chantier de l’identité numérique. Il suffit pour cela d’observer l’état d’avancement et les bonnes pratiques d’un tel projet dans de très nombreux pays pour comprendre le décalage existant avec le niveau de développement de FranceConnect, simple agrégateur d’identifiants normalisés, et de la carte d’identité électronique qui n’en est encore qu’à l’état embryonnaire en 2022, avec un logiciel en version bêta depuis mai. Rappelons que le projet d’identité nationale électronique sécurisée avait été soumis en 2005 par le ministère de l’Intérieur à un débat public. La France est en retard par rapport à l’Allemagne et une quinzaine d’autres États dans le monde. Paradoxalement, des entreprises françaises sont pourtant réputées dans le monde entier pour ces technologies. Pendant que nous démultiplions les chantiers, les autres (mieux vaut s’en épargner la longue liste pour ménager les susceptibilités) les font aboutir. Pour résumer de façon un peu triviale la situation : si nous ne voulons pas continuer à courir après le train, fort rapide, des nouvelles technologies, il faut nous donner les moyens de le rattraper. Cependant, la meilleure des options, la plus efficace, consiste sans aucun doute à être en avance à la gare. On appelle ça l’anticipation… 

Peser sur les normes

La Chine est très douée dans cette discipline et a par exemple fort bien compris que définir le standard d’une nouvelle technologie favorise l’accès à un marché et permet d’en mettre à sa main l’évolution en détenant les brevets essentiels. Après avoir longtemps été accusé de ne pas respecter la propriété intellectuelle, Pékin l’encourage avec ce sens inné de l’incitation qu’on lui connaît bien : les entreprises chinoises sont poussées à déposer en masse des brevets. Quatre des 10 premières entreprises mondiales les plus actives en matière de dépôt de brevets sont chinoises. De mauvaise élève il y a encore peu, la Chine caracole avec les premiers de la classe et place habilement des membres du Parti communiste chinois au sein ou à la tête des grandes instances internationales de normalisation.

La bataille des normes, si peu attrayante soit-elle pour le non-spécialiste, sera décisive dans la guerre économique mondiale.

La bataille des normes, si peu attrayante soit-elle pour le non-spécialiste, sera décisive dans la guerre économique mondiale, dont il serait naïf de croire qu’elle ne concerne que les États-Unis et la Chine. Elle devrait constituer l’un des chantiers essentiels des années à venir pour la France et l’Europe si elles veulent pouvoir espérer tirer leur épingle du jeu. Pour remporter une bataille, encore faut-il y participer, cela vaut pour notre souveraineté industrielle et numérique.

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