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“Penser la décentralisation nécessite de repenser l’État”

Alors que la première loi de décentralisation fête son 40e anniversaire, l'universitaire Vincent Aubelle et le chercheur et sénateur Éric Kerrouche publient un ouvrage intitulé “La décentralisation. Pour, contre ou avec l’État?”, à paraître le 23 mars*.  Ils y tirent un bilan du mouvement de décentralisation opéré depuis les années 1980 et dessinent des perspectives pour amplifier et solidifier cette décentralisation.

Ce 2 mars marque le 40e anniversaire de la première loi de décentralisation, la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions. Un anniversaire qui suscite peu d’écho. Comment l’expliquez-vous ? 

Éric Kerrouche : Il n’y avait pas beaucoup de raisons de parler de la décentralisation et, dans les circonstances actuelles, on va sans doute encore moins en parler. On ne parle pas de la décentralisation puisqu’elle est devenue évidente, c'est sans doute sa plus belle réussite et c’est là tout le paradoxe. C’était quelque chose qui pouvait interroger il y a quarante ans mais la décentralisation relève aujourd’hui de l’ordre de la normalité si ce n’est de la naturalité.  

Vincent Aubelle :  La décentralisation générait des oppositions et de vifs débats dans les années 1960-1970 puisqu’il s’agissait de rompre avec la centralisation. La question n’est plus là aujourd’hui, la décentralisation étant devenue une forme de naturalité. Le problème, aujourd’hui, c’est que le débat sur la décentralisation s’est appauvri et reste circonscrit à un certain public, à un petit monde qui vit sur lui-même. Si jamais il y a un nouvel élan à dessiner, alors les questions sur la décentralisation devront être (ré)ouvertes à un cercle moins restreint pour en faire un véritable enjeu de politique. La décentralisation est une question éminemment politique, or ce caractère politique a été totalement abandonnée depuis 1982.  

Le sujet de la décentralisation est également peu évoqué dans la campagne présidentielle, alors même que la loi 3DS vient d’être promulguée… 

VA : Repartons de la loi 3DS. C'est une loi obèse, il y a à boire et à manger. On y parle d’à peu près tout sans pour autant aller au fond des questions. Si l’on veut reparler de décentralisation, alors il faudra dépasser le double débat dans lequel elle est enfermée depuis une vingtaine d’années. À savoir, d’une part, un débat circonscrit à une approche budgétaire et financière et, d’autre part, une forme de guerre de mouvement entre les tenants de tel ou tel niveau de collectivité. Le titre de la loi 3DS était magnifique puisque l’on avait les trois sujets que sont la décentralisation, la différenciation et la déconcentration. Mais le débat politique restera évité tant que sera privilégiée l’approche organique, c’est-à-dire celle fondée uniquement sur la question des structures couplée à une approche budgétaire.  
 
EK : La dimension narrative initiale de la loi 3DS était très impressionnante. On nous promettait un nouvel acte de décentralisation. Mais, disons-le, tout ça pour ça. Cette loi n’est ni bonne ni mauvaise, elle est tout simplement. Les dispositions qui y sont contenues sont des mesures correctrices sur des sujets parfois techniques, sans que le texte n’ait de colonne vertébrale dans son ensemble. Au-delà, la décentralisation reste aujourd’hui synonyme de guerre de tous contre tous. Chacun défend son niveau et ses compétences mais ça ne rend en rien compte de la situation dans laquelle on se trouve actuellement. À savoir une société de flux qui n’est pas forcément compatible avec des périmètres et des compétences. Il faudrait donc dépasser ce point de vue organique pour arriver à une véritable coopération entre les différents niveaux sur certaines politiques publiques, du moins les plus stratégiques.  

Comment donc amplifier et solidifier la décentralisation ? 

VA : On ne peut pas penser la décentralisation comme on le fait aujourd’hui sans penser ou repenser l’État. La décentralisation est aussi celle de l’État. Le couple va de pair. Le vrai sujet de fond, c'est qu’est-ce que l’État aujourd'hui. C’est un immense paquebot qu’on charge de politiques. Un État, qui, d’une certaine manière, est devenu obèse et qui ne traite la décentralisation que sous une approche budgétaire. Quand une politique pèse trop lourd, il la jette par-dessus bord aux collectivités en laissant ces dernières se débrouiller. On ne pourra donc faire avancer la décentralisation que lorsque l’on aura un vrai débat sur les politiques que l’État doit remplir. Se poserait ensuite, dans un second temps, la question des structures et de celles qui sont les mieux placées pour exercer telle ou telle politique avec des coopérations sur le territoire. C'est le grand impensé aujourd’hui. Quand il est évoqué dans la campagne présidentielle par exemple, le sujet est uniquement abordé sous l’angle de la réduction du nombre de fonctionnaires. Les fonctionnaires ne sont pas le problème, ils ne sont que la conséquence de ce que l’on souhaite faire pour le pays. 

EK : La vraie difficulté c’est que l’État a trop bien réussi. La nation française a été construite avec la matrice de l’État central depuis la Révolution. Dans des pays du Nord de l’Europe, l’État-providence est passé par les collectivités territoriales alors qu’il est passé, en France, par l’Etat lui-même avec des collectivités appliquant cet État-providence. Reste un souci de détail, la décentralisation s’est concrétisée sans que la question de l’État ne se soit tout bonnement posée depuis une quarantaine d’années. Il n’y a plus de doctrine de l’État territorial actuellement ou, tout court, de ce que l’État doit faire. On passe le temps à se le cacher ou alors à réfléchir avec la règle à calcul. L’État territorial est devenu une espèce de pieuvre avec une très grosse tête et de tout petits tentacules qui ne pénètrent plus assez le territoire.  

Vous dites dans votre ouvrage que la décentralisation est sans cesse en bute à des mouvements inverses. Est-ce le fruit d’une certaine défiance de l’État à l’égard des collectivités comme certains peuvent l’évoquer ?

VA : Il y a un problème évident d’acculturation. Les réalités quotidiennes, les différentes géographies de la France ne s’apprennent pas dans un livre. La décentralisation doit s’incarner. On le voit bien aujourd’hui, le maître-mot c’est “territoires”. Mais personne ne parle de la même chose quand ce terme est utilisé. Le terme “territoires” est, en quelque sorte, devenu le cache sexe pour éviter d’évoquer les problèmes. Au-delà de l’acculturation, il faut aussi que l’État se donne les moyens de fonctionner dans les territoires. Les effectifs n’ont cessé d’y diminuer au cours des dernières années. La décentralisation ne pourra donc fonctionner que si l’État et les collectivités sont mis en tension.

EK : Il y a tout de même un certain rapport d’infantilisation des territoires dans notre pays. Tout est pensé du et par le centre, c'est notre trajectoire historique. Ce rapport infantile existe toutefois des deux côtés, de l’État à vis-à-vis des territoires et des territoires vis-à-vis de l’État. Dès qu’il se passe quelque chose, tout le monde se retourne vers l’État. Chacun doit prendre ses responsabilités aujourd’hui.
 
Quelles responsabilités les collectivités doivent-elles prendre ? 

VA : Parlons clairement, quand les associations d’élus s’unissent, c’est essentiellement contre l’État et rarement pour. Si elles s’unissaient pour, alors elles relégueraient au second plan la question organique. La loi 3DS l’a bien montré. À peu de choses près, chacune des associations en est satisfaite puisque les grands équilibres sont préservés. Au-delà d’une pensée de l’État, il faut une pensée de la décentralisation qui ne peut pas se faire contre l’État. Par ailleurs, il faut aussi abandonner certaines vieilles lunes, sur la question des recettes fiscales par exemple. Tout un courant explique qu’il faut nécessairement de l’autonomie fiscale pour faire de la décentralisation. Depuis la suppression de la taxe d’habitation, les départements ne votent plus de fiscalité. Comme les régions, ils perçoivent une part de TVA et, pour autant, la décentralisation existe bel et bien. Tant que l’on restera sur des vieilles lunes “contre” l’État, nous n’avancerons pas. 

EK : Chacune des associations est dans son rôle et participe à des débats où elles défendent la pérennité de l’existence des structures qu’elles représentent. Pour autant, la décentralisation ne peut plus se réduire à cela sinon nous resterons dans une espèce de calcification où chacun défend son niveau mais pas ce qui peut être fait ensemble. La guerre de tous contre tous doit cesser pour aboutir à une logique de coopération.  

Pour reprendre le titre de votre ouvrage, la réussite de la décentralisation se fera-t-elle donc “pour, contre ou avec l’État” ? 

VA : Prenons la problématique du changement climatique. Cette question ne rentre pas dans les périmètres qui ont été initialement élaborés, pour autant elle préoccupe un grand nombre de citoyens. Il faut donc donner un avenir à la décentralisation, un dessein décentralisateur doit être dressé pour les citoyens. Cet avenir ne pourra pas se faire contre l’État mais avec l’État. Il faut donc amplifier et solidifier la pensée décentralisatrice, affermir la fécondité d’une pensée, qui ne peut être située, ni pour, ni contre mais avec l’État.

EK : Dans tous les cas, ça ne peut pas être contre l’État. L’État doit retrouver sa boussole et peut être aussi accepter que ses compétences soient strictement délimitées. Les collectivités, de leur côté, doivent œuvrer avec l’État mais également entre elles. Il faut une véritable pensée de la coopération sur les territoires, au-delà des périmètres, pour les citoyens comme c’est bien d’eux dont on parle.
 
Propos recueillis par Bastien Scordia 

*La décentralisation. Pour, contre ou avec l’État ?, Vincent Aubelle et Éric Kerrouche, La documentation française, 320 pages, 21 euros. 

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