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Ombeline Mahuzier : “Une justice impartiale et inclusive face aux violences intrafamiliales”

Alors que les députés viennent de voter une proposition de loi créant des juridictions spécialisées en matière de violences conjugales, Ombeline Mahuzier, procureure de la République du tribunal judiciaire de Châlons-en-Champagne et présidente de l’association Femmes de justice entre 2018 et 2022, souligne la nécessité de moyens dédiés, d’organisations adaptées et d’une approche renouvelée pour progresser en la matière. Le tribunal de Châlons-en-Champagne a lancé une politique de juridiction dédiée aux violences intrafamiliales.

En l’absence d’étude d’impact, le débat relancé par l’Assemblée nationale lors de l’adoption d’une proposition de loi créant des juridictions spécialisées contre les violences intrafamiliales nous renvoie à une question simple : concrètement, que font les juridictions, et de quoi ont-elles besoin pour progresser ? Pour une procureure engagée sur le terrain, la réponse tient en 3 points : des moyens dédiés, une organisation adaptée et une approche renouvelée.

Le premier objectif qui doit nous guider est celui de l’efficacité par une approche de terrain.

Il faut, bien sûr, le constat est largement partagé, davantage de moyens : recruter, former et déployer des enquêteurs et enquêtrices, magistrats et magistrates, greffes, expert·e·s en nombre et mettre en place des outils performants pour recouper et analyser les informations, à commencer par un fichier national des situations de violences intrafamiliales. Mais nous ne pouvons pas nous contenter de dénombrer les moyens, d’analyser le comportement des auteurs ou d’expliquer la psychologie des victimes. Il faut aussi décrypter les freins et les mécanismes invisibles de toute notre organisation et de nos réponses collectives.

Le premier objectif qui doit nous guider est celui de l’efficacité par une approche de terrain : trois ans après le “Grenelle des violences conjugales”, les progrès accomplis sont visibles, notamment dans les juridictions qui ont mis en place des politiques locales dédiées.

L’exemple du tribunal judiciaire de Châlon-en-Champagne est à cet égard riche d’enseignements. Le 25 novembre 2019, l’assemblée générale des magistrats avait en effet adopté un projet transversal, porté par les cheffes de juridiction, avec 5 objectifs : améliorer l’évaluation du danger, protéger les victimes, sanctionner efficacement les auteurs, développer une véritable expertise et dialoguer avec les acteurs de terrain.

Il partait du principe qu’une justice de qualité au service de tous et toutes ne pouvait pas se cantonner à l’interprétation des textes. Dépassant la vision technique des procédures, nos axes de travail illustraient cette volonté d’aller de l’avant : partage d’informations et de connaissances, réactivité, évaluation des besoins…

Il faut avoir le courage d’interroger les biais avec lesquels nous vivons, ceux avec lesquels nous composons et ceux que nous choisissons de corriger.

Trois ans plus tard, les résultats sont au rendez-vous : les classements sans suite sans réponse pénale sont passés sous la barre des 2 %, les poursuites ont été multipliées par trois et le nombre de téléphones grave danger et d’ordonnances de protection ont été multipliés tous les deux par dix1. Toute l’organisation interne, les instances de gouvernance et les pratiques professionnelles ont été revisitées, de l’enquête à l’exécution des peines, sans oublier l’accompagnement des victimes et les affaires familiales. Ce bilan est le résultat d’une approche engagée, s’appuyant sur une transformation profonde et transversale de l’action publique pour tendre vers davantage d’égalité réelle.

Les études sociologiques et cognitives ont montré que les biais de genre irriguaient les relations humaines et les rapports de pouvoir ; les violences faites aux femmes en sont l’une des pires extrémités. Les ressorts des inégalités à prendre en compte sont évidemment nombreux : culturels, économiques, liés à l’origine ou à l’âge… Les biais cognitifs et sociaux sont partout, et le droit et l’institution judiciaire n’y font pas exception.

Pour rendre une justice impartiale tout en construisant une politique publique efficiente, il faut donc aussi avoir le courage d’interroger les biais avec lesquels nous vivons, ceux avec lesquels nous composons et ceux que nous choisissons de corriger. Si nous voulons que l’action publique et les politiques judiciaires puissent évoluer d’une égalité abstraite, qui repose entre autres sur un principe théorique de neutralité absolue, vers davantage d’égalité concrète, il faut développer une approche engagée et documentée de ces questions. 

Elle doit notamment s’appuyer sur les sciences sociales et les études de genre pour déconstruire les mécanismes systémiques, en organisant des rencontres entre les praticiens et les chercheurs, et en créant des espaces de partage plus nombreux entre les juristes et les spécialistes d’autres disciplines des sciences humaines.

Les citoyen.nes comme les professionnel.les partagent le désir d’une justice de qualité, guidée par des valeurs communes progressistes et non par des indicateurs de performance.

Le dernier éclairage qui doit nous conduire est celui de la quête du sens : les citoyen.nes comme les professionnel.les partagent le désir d’une justice de qualité, guidée par des valeurs communes progressistes et non par des indicateurs de performance. 

À côté de l’évaluation par les coûts ou les délais, une autre évaluation est nécessaire, sociologique et politique, qui tienne compte notamment des inégalités structurelles et systémiques, pour apporter davantage de justice sociale.

À côté de l’efficacité et la performance de la justice, une autre proposition est essentielle : celle d’une justice proche des attentes des justiciables, s’appuyant sur une véritable reconnaissance de l’engagement individuel et collectif, capable de prendre en compte la complexité des rapports de genre dans une vision inclusive des droits humains. C’est l’une des réponses indispensables à la crise du sens, exprimée notamment à travers la tribune dite des 3 000 il y a tout juste un an.

Sur cette ligne de crête, il existe un chemin que la justice peut et doit emprunter pour être plus inclusive sans cesser d’être impartiale, et pour répondre aux mobilisations légitimes des féministes sans diviser les genres ou les individus, sans négliger les droits des unes ni sacrifier ceux des autres. 

Pour mieux traiter les violences intrafamiliales, mais aussi pour répondre plus largement aux attentes de toutes celles et de tous ceux qui partagent le même désir d’écoute et d’humanité. 

[1] Source : Observatoire national des violences par conjoint du ministère de la Justice, DACG–DTEN–PEPP–OVPC, novembre 2022, données SID Cassiopée.

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