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Laure Quennouëlle-Corre : “Les décideurs publics doivent faire la pédagogie de la dette”

Directrice de recherche au CNRS, rattachée au Centre de recherches historiques (unité mixte de recherche CNRS/EHESS) et coauteure des Crises de la dette publique XVIIIe-XXIe siècle, Laure Quennouëlle-Corre souligne la nécessité d’une approche globale, stratégique et managériale de la dette publique.

Existe-t-il une “bonne” dette publique ? 
La dette publique existe depuis l’Antiquité. Depuis les cités grecques et italiennes, la dette publique a été reconnue comme un élément essentiel à la construction d’un État et d’un royaume, non seulement en temps de guerre, mais aussi en temps de paix pour construire des routes, des ports, des infrastructures, favoriser le développement économique, etc. Elle a permis l’unification de nouveaux États, comme l’Italie et les États-Unis au XIXe siècle. Il y a une bonne dette publique pour construire ou reconstruire un pays. Mais attention toutefois à ne pas raisonner de manière similaire selon que l’on parle d’une dette de long terme ou d’une dette flottante à quelques mois ; une dette à court terme est une épée de Damoclès au-dessus de la tête des gouvernements, créant une situation fragile, selon la confiance qu’ont les épargnants dans leur capacité à faire face à leurs échéances. Ce fut le cas dans la France de l’après-Première Guerre mondiale.
Et selon qu’elle est détenue par des acteurs nationaux ou étrangers, la dette publique n’offre pas les mêmes garanties. Le Japon présente ainsi un ratio de dette de l’ordre de 250 % de son PIB, mais ne rencontre aucune difficulté à emprunter parce que ce sont des épargnants japonais qui en disposent et non des banquiers internationaux susceptibles de faire preuve de défiance et de déstabiliser un pays. Cet enjeu de confiance est essentiel. Ce que nous enseignent les expériences historiques, c’est que l’utilisation de la dette, la durée d’émission et la nature des détenteurs sont 3 éléments importants pour définir le caractère soutenable de la dette. Le rapport dette publique/PIB, si souvent cité comme critère déterminant, n’est donc qu’un élément parmi d’autres de l’insoutenabilité d’une dette.

La dette est-elle une réponse à la crise ?
La dette publique a été, depuis l’Ancien Régime, une réponse à des situations financières critiques : celles issues de conflits militaires engendrant des dépenses extraordinaires qui ne pouvaient être financées que par l’emprunt – la levée d’impôts nécessitant une approbation parlementaire et des délais de mise en œuvre incompatibles avec l’urgence de la guerre. Au long du XXe siècle, elle a ensuite été considérée comme un outil budgétaire temporaire pour éviter la récession ou relancer l’économie dans une optique keynésienne. Mais depuis les années 1980, l’endettement est devenu permanent et mondial et la dette n’est plus une réponse à une crise.
Dans la situation présente, les taux négatifs de la dette souveraine sont des éléments perturbants pour les historiens comme pour les économistes, sans référence connue dans l’Histoire. La crise sanitaire a rendu cette situation financière encore plus exceptionnelle. Le choix a été fait d’appuyer le redémarrage de l’économie sur l’endettement plus que sur la fiscalité : plus vite l’économie redémarrera, plus vite les ressources de l’État seront abondées avec un retour des recettes fiscales permettant de se désendetter. C’est un pari sur l’avenir qui, par ailleurs, interrogera sur la gestion publique sanitaire de ces dernières années. En arrière-plan, la crise sanitaire a ainsi pointé du doigt la faillite d’un État centralisé et de sa technostructure, qui a délibérément réduit le montant de la réserve sanitaire au nom de la réduction de la dépense budgétaire. Il faudra en tirer les conséquences. 

Quels sont les enjeux européens ?
L’endettement massif pour répondre aux conséquences de la crise sanitaire, qui devient économique et sociale, devra donc être appréhendé de manière très large avec une nouvelle réjouissante : pour la première fois, l’Union européenne consent à lever un tabou en organisant une réponse budgétaire coordonnée d’une ampleur sans précédent [un plan de soutien à l’économie européenne, mise à mal par le coronavirus, de 750 milliards d’euros, ndlr]. Il s’agit là d’une avancée aux retombées et aux conséquences positives permettant notamment aux États d’emprunter dans les mêmes conditions favorables – via une harmonisation des taux d’emprunt. C’est d’autant plus remarquable lorsque l’on regarde vers le passé, qui révèle des exemples de gestion calamiteuse à l’échelle internationale. Ainsi, l’Autriche a-t-elle été obligée par la Société des nations à recourir à des emprunts extérieurs au lendemain de la Première Guerre mondiale, alors que le pays n’avait pas réellement besoin d’y recourir, provoquant des conséquences négatives sur son économie et une dépendance accrue vis à vis de l’extérieur. Autre exemple, celui de pays pauvres de l’Afrique subsaharienne, comme le Ghana, à qui le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et le Trésor américain ont imposé une politique d’austérité ayant abouti à son surendettement. Ces politiques libérales des années 1980 ont entraîné des dégâts à long terme et des situations économiques et sociales dramatiques. 

La dette publique doit être appréhendée comme une question managériale, stratégique et globale au cœur de notre modèle de gestion publique.

Quel management global des enjeux relatifs à la dette publique la France devrait-elle pratiquer ? 
La question de la dette publique devrait être traitée d’une manière différente en France. Cela a été le cas en Allemagne, par exemple, dans les années 1970, lorsque la dette publique faisait partie du débat public et des programmes politiques. Chez nous, les débats sont encore réservés à la haute fonction publique, aux économistes et à la sphère politique : les décideurs publics doivent aujourd’hui faire la pédagogie de la dette, faire descendre le débat sur la dette publique dans la rue, pour que les citoyens se rendent bien compte des enjeux et des conséquences sociales et économiques qui sont liés au surendettement. Deuxième réflexion relative au management public de la dette : la confiance des marchés, des banquiers et des épargnants dans un État qui emprunte doit s’appuyer sur une organisation et un fonctionnement solides. Depuis les années 1980, la France a adopté un dispositif qui permet des relations régulières et confiantes entre l’État et tous les acteurs financiers via un modèle d’agence – l’Agence France Trésor et les spécialistes des valeurs du Trésor. Ce modèle d’agence inspiré des pays anglo-saxons a prouvé sa pertinence et doit être préservé. Troisième réflexion relative à la gestion de la dette : les Français ont massivement épargné depuis trois mois alors que débutait le confinement et que les commerces fermaient. L’État peut faire exceptionnellement appel à cette épargne, en lançant un grand emprunt, comme il l’a fait pendant et après la Première Guerre mondiale. Mais là encore, se pose la question de la confiance dans nos gouvernements et nos décideurs. Un travail d’explication, j’insiste, est nécessaire. Et comme le démontre l’ouvrage que nous avons coordonné sur les crises de la dette publique, cet enjeu dépasse de très loin une simple approche mathématique et financière. La dette publique doit être appréhendée comme une question managériale, stratégique et globale au cœur de notre modèle de gestion publique. 

Les Crises de la dette publique XVIIIe-XXIe siècle (en codirection avec Gérard Béaur), CHEFF/IGPDE, 2019.

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