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L’action sociale, ou quand la frontière des compétences est franchie en bonne intelligence

Le social est une compétence des départements, mais les dépenses non compensées brident leurs initiatives à budget contraint. Les coudées sont pourtant relativement franches, puisque l’État accepte que les collectivités agissent à sa place.

Revenu minimum d’insertion (RMI) devenu revenu de solidarité active (RSA) : le nom a changé, mais il n’a pas réduit la charge financière qui contraint les départements à libeller chaque mois à la Caisse d’allocations familiales (CAF) un chèque d’un montant supérieur au remboursement de l’État. Dès le transfert de la compétence, les élus de tous bords ont compris que la compensation serait de ces promesses n’engageant que ceux qui les croient. Leader dans la contestation, la Seine-Saint-Denis n’a cessé de tirer la sonnette d’alarme et, en 2017, la collectivité a refusé de verser une mensualité à la CAF (entre 46 et 48 millions d’euros mensuels), ne s’offrant pourtant ainsi qu’une faible bouffée d’oxygène.

Depuis 2004, dans ce département francilien présidé par le socialiste Stéphane Troussel, l’augmentation du RSA a été régulière (+ 7 % depuis 2020). Ici, le taux de pauvreté (28,6 %) atteint le double de la moyenne nationale. En 2020, sur une dépense totale de 551 millions d’euros, 220 millions sont restés à sa charge et la crise sanitaire a provoqué une envolée des prestations (+ 30 millions d’euros entre 2019 et 2020). En 2012, cette dépense n’était que “de 358 millions” a rappelé le Premier ministre, Jean Castex, lors de sa venue à Bobigny le 21 septembre 2021. “À l’urgence sociale, s’ajoute la difficulté de réinsérer, avec 44 % de bénéficiaires inscrits à l’allocation depuis plus de cinq ans. Ce hiatus entre dépense de solidarité nationale et financement de la politique d’insertion affecte donc très directement nos concitoyens en Seine-Saint-Denis. C’est pour cela que nous avons décidé de mener cette expérimentation de recentralisation du RSA”, a expliqué le chef du gouvernement. 

90 000 bénéficiaires du RSA

“Nous avons 90 000 bénéficiaires”, confirme Côme Grévy, directeur des finances du conseil départemental. Il imagine que la prise de conscience du gouvernement tire son origine, à la fois, de la crise, des alertes auprès du président de la République et du Premier ministre, voire d’une mise en application du plan “Un État plus fort en Seine-Saint-Denis”, lancé en octobre 2019, qu’il juge “très axé sur le régalien avec peu pour les collectivités”. Trois départements d’outre-mer ayant déjà vu leur RSA recentralisé, la porte était ouverte pour s’asseoir autour de la table des négociations, qui ont duré un an avec Matignon, Bercy, les ministères de la Santé et de la Cohésion des territoires. 

À compter du 1er janvier 2022, l’État reprend donc à sa charge le RSA “quel que soit son niveau” et sur la base des recettes de l’année N-1. Ne sortant pas ses millions d’un chapeau, il retiendra 300 millions d’euros de dotations annuelles jusqu’ici versées à la Seine-Saint-Denis. Le département cédera aussi à l’État 20 % de ses droits de mutation et une part de dotation globale de fonctionnement, de manière à atteindre 550 millions d’euros. “Comme les DMTO [les droits de mutation à titre onéreux, ndlr] augmentent, c’est la dynamique que l’on a accepté de concéder”, précise Côme Grévy. Mais le département s’est surtout engagé à augmenter ses dépenses en faveur de l’insertion : 33 millions d’euros (contre 23 millions d’euros actuellement) puis 46 millions d’euros en 2023. La différence entre recettes perdues et dépenses rétrocédées lui permet de gagner 50 millions d’euros annuels, qui sont autant de marges de manœuvre affectées aux politiques publiques bridées par contrainte budgétaire. De quoi mettre plus de bio dans les cantines des collèges, créer un “pass-sport”, entretenir parcs et bâtiments “et tenir nos engagements en matière d’insertion, notre vrai défi vis-à-vis de l’État”, assure Côme Grévy. Le département aura aussi les moyens d’investir dans les collèges, voiries, pistes cyclables, équipements sportifs ou en biodiversité. “On ne devient pas riche en recentralisant le RSA, mais on pourra davantage se comparer aux départements de notre strate, commente le directeur des finances. C’est aussi un soulagement de ne plus avoir cette épée de Damoclès des incertitudes à chaque vote du budget primitif. On ne paiera plus le RSA mais on accompagnera les bénéficiaires.”

L’expérimentation sera menée jusqu’en 2026. “Au-delà, on n’a pas de boule de cristal”, ajoute Côme Grévy, mais le département est conscient que ses résultats en matière d’insertion seront la référence pour confirmer – ou non – l’essai : “On est attendus au tournant.” À première vue, l’État peut paraître perdant, mais pour Côme Grévy, “l’intérêt général est plutôt d’avoir des collectivités qui sont fortes sur leurs compétences et un département beaucoup plus crédible. On a le sentiment d’avoir été entendus. Mais ce n’est pas notre dernier combat à mener pour être un territoire normal”.

Explosion des besoins de la protection de l’enfance

Dans l’ouest de l’Île-de-France, les Yvelines n’ont pas le même niveau de pauvreté ni le même montant de DMTO, et comptent trois fois moins d’allocataires du RSA. Et même si Pierre Bédier (LR) a coutume de dire qu’il préside “un département pauvre habité par des gens riches”, il fait surtout allusion aux ponctions de péréquation destinées, à la fois, aux territoires plus défavorisés d’Île-de-France et de France. 

Cependant, ici aussi, les dépenses sociales brident les initiatives, et la protection de l’enfance illustre parfaitement les relations entre une collectivité et l’État qui lui demande d’améliorer sans cesse ses performances. Alourdie par la crise du Covid-19, “l’activité globale ne cesse d’augmenter”, résume Sandra Laventureux, directrice “enfance et jeunesse” au conseil départemental. Avec 7 000 enfants placés à l’année – dont 5 000 en permanence –, la collectivité doit être sur tous les fronts : celui des 27 % d’enfants porteurs de handicap, des 100 autres relevant de la maladie mentale, des 2 500 placés en établissement social (50 %) ou en famille d’accueil (50 %) ou des 2 500 autres, protégés, bénéficiant d’un accompagnement très rapproché. Pour tous, elle doit répondre et innover. “La plus grande difficulté est de faire face à l’explosion des besoins alors que nos budgets sont contraints. Chaque jour, je me demande comment je peux faire mieux, ce qui nous oblige à faire sans cesse preuve d’inventivité”, poursuit-elle. Et surtout, à ne pas se demander si la compétence ne serait pas plutôt celle de l’État, car seul le résultat au bénéfice des jeunes compte. 

Pourtant, le département est conscient d’aller au-delà de ses missions, afin qu’un travail sur l’insertion permette d’apporter “des réponses pragmatiques” aux jeunes majeurs sans toit ni travail, ou que l’Institut du trauma de l’enfant, qui ouvrira fin 2021 à Versailles, avec le conseil départemental des Hauts-de-Seine, autorise à “attaquer les causes du mal-être et apporter une réponse très audacieuse. On peut les garder jusqu’à 21 ans, mais au-delà, on ne les met pas à la rue, on fait le relais et on trouve des solutions. Clairement, on va au-delà de nos compétences”, poursuit Sandra Laventureux. 

Échanges avec l’agence régionale de santé

L’agence régionale de santé (ARS) ne le voit pas d’un mauvais œil. Les échanges hebdomadaires entre les directions “permettent de se tenir informés des projets et initiatives du département et de l’ARS, explique la directrice départementale, Marion Cinalli. À chaque étape, nous travaillons ensemble pour voir comment unir nos efforts et rendre un service encore meilleur à la population. Il n’y a donc pas de concurrence entre nos ­compétences. Nous cherchons toujours ce point de concorde pour que les envies et initiatives soient portées de la meilleure façon qui soit, dans un cadre réglementaire qui s’impose à nous.” Le département a pourtant le sentiment de ne pas pouvoir “aller complètement sur le champ de l’État, mais plutôt de tout faire pour apporter une réponse complémentaire avec le ressort d’ingéniosité et d’anticipation qui nous est demandé”, nuance Sandra Laventureux.

Innover, c’est aussi apporter une réponse aux enfants placés en quête de sécurité affective, en créant un service de tutorat avec des étudiants formés pour jouer, 10 heures par semaine, le rôle du grand frère. Cent ont été recrutés et ils seront 200 d’ici 2023, pour un coût de 8 millions d’euros sur trois ans, supporté par le département seul. “Nous travaillons de façon pragmatique, toujours prêts à innover dans nos façons de faire, nos relations de travail. Il n’y a donc pas un strict cadre de compétence, duquel nous ne dérogerions pas, rétorque la directrice de l’ARS. Nous cherchons toujours cette collaboration qui nous fera aller plus loin, quitte à inventer de nouvelles façons de collaborer.” Au registre du “seul le résultat prime”, Sandra Laventureux reconnaît “innover pour faire des choses intelligentes, mais nos besoins sont criants et quand il y a une urgence, on ne peut pas rester à se renvoyer la balle”.

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