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“L’action publique doit maintenant faire sa révolution comportementale”

Dans cette tribune, les auteurs de l’ouvrage Homo Sapiens dans la cité, comment adapter l’action publique à la psychologie humaine*, Coralie Chevallier et Mathieu Perona, appellent à développer considérablement le recours aux sciences comportementales pour améliorer l’impact de l’action publique, mais à le faire bien, afin d’en faire non pas un simple gadget pour tenter de maximiser l’efficacité des politiques publiques publiques une fois qu’elles sont bien définies, mais d'en faire un outil au centre de leur conception. 

Plus de dix ans après la parution de Nudge[ouvrage de Richard Thaler et Cass Sunstein paru en 2008, ndlr], les sciences comportementales sont de plus en plus présentes dans la conduite de l’action publique. L’approche la plus fréquente est de concevoir cette dernière comme s’adressant au citoyen idéal, puis à ajouter à la fin des dispositifs informés par les sciences comportementales pour corriger les écarts, ou biais, entre ce que ferait ce citoyen idéal et ce qui est effectivement observé. Cette approche est au mieux très limitée. Ainsi que nous l’argumentons dans notre récent ouvrage Homo Sapiens dans la cité, considérer ces écarts comme une forme d’irrationalité est problématique.

Les sciences comportementales montrent que loin d’être absurdes, ces écarts constituent une forme extrêmement efficace d’adaptation de l’esprit humain à ses contraintes et à celles de son environnement. Face à une quantité extraordinaire de choix à faire, nous avons développé tout au long de l’histoire de notre espèce des règles de choix, des heuristiques, qui nous permettent de naviguer dans un environnement matériel et social complexe et parfois dangereux. Certaines de ces règles restent d’une extrême utilité : nous parvenons ainsi à reconnaître un visage sans avoir vu la personne depuis de longues années. D’autres, comme la tendance à manger le plus possible dès que l’occasion s’en présente pour faire des réserves de graisse en cas de famine, ne sont plus adaptées au mode de vie contemporain. 

Pour les acteurs publics, il ne s’agit donc plus de corriger des biais pour se rapprocher d’un modèle aussi idéal qu’inexistant du citoyen, mais de repenser la conception et la conduite de son action en fonction d’une compréhension plus riche des humains – en commençant par comprendre les raisons d’être de ces comportements, leur logique profonde. Ce changement de perspective interroge un champ extrêmement vaste de l’action publique, allant du non-recours aux droits à la lutte contre la pauvreté, en passant par la réduction de l’abstention, la lutte contre l’obésité, ou l’accès à l’enseignement supérieur. En d’autres termes, construire dès le départ une action publique par et pour des êtres humains, informée par ce que nous savons de leur fonctionnement.

Reconstruire l’action publique

Une illustration centrale de ce changement de perspective est le traitement de la question de l’acceptabilité. La taxe carbone ou la vaccination ont montré de manière spectaculaire les limites d’une approche qui consiste à déterminer sur des critères purement techniques une politique, puis à essayer d’en convaincre les premiers concernés. C’est là manquer le fait que les relations sociales entre humains sont gouvernées par un système de coopération conditionnelle : chacun n’est prêt à faire un effort que s’il pense que les autres en feront de même. Une action publique doit donc intégrer dès sa conception la manière dont seront perçus les efforts demandés, et pas seulement leurs impacts monétaires. Au-delà de son impact sur le budget des ménages concernés, l’augmentation du prix du gazole est ainsi apparue comme profondément injuste à des propriétaires de véhicules diesel à qui on avait vanté la moindre consommation et les moindres émissions de CO2 de ces véhicules, entraînant une profonde incompréhension et un rejet généralisé du bien-fondé de la mesure. 

À l’échelle de l’administration française, nous nous réjouissons de voir des unités comportementales être fondées tant dans les administrations centrales que dans les collectivités locales. Le risque est de n’y chercher qu’un supplément d’efficacité à faible coût, comme un supplément d’âme pour une action pensée avec trop peu d’attention au fonctionnement de l’esprit humain. Pour que ces unités produisent tous leurs effets, il faudra donc qu’elles constituent le noyau d’une reconstruction de l’action publique autour d’une idée plus riche, plus complexe aussi de ce que sont des citoyens, de manière à se servir au mieux des incroyables capacités dont ils sont dotés, et aussi à les protéger contre l’exploitation des angles morts de leur cognition.

* Homo sapiens dans la cité, comment adapter l’action publique à la psychologie humaine, Odile Jacob, 288 pages, 22,90 euros.
Coralie Chevallier est chercheuse en sciences cognitives au Laboratoire de neurosciences cognitives et computationnelles de l’Inserm.
Mathieu Perona est directeur exécutif de l’Observatoire du bien-être du Centre pour la recherche économique et ses applications (Cepremap).

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Club des acteurs publics

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