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“Il faut renforcer le lien entre parole citoyenne, travail parlementaire et décision publique”

Dépasser le découpage de l’action publique en silos thématiques, créer un “orchestrateur des soutenabilités” auprès de Matignon, mieux articuler concertation citoyenne et prise de décision : Gilles de Margerie et Johanna Barasz, commissaire général et cheffe de projet “Action publique, société, participation” de France Stratégie, reviennent sur les analyses et les recommandations du rapport “Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l’action publique”.

Johanna Barasz, cheffe de projet “Action publique, société, participation” de France Stratégie, et Gilles de Margerie, commissaire général de l’institution.

Dans votre rapport “Soutenabilités ! orchestrer et planifier l’action publique”, vous appelez à une planification “au spectre large” sur les enjeux environnementaux. C’est aussi la volonté affirmée d’Emmanuel Macron… Quels sont les enjeux ?
Gilles de Margerie :
Ce qui a déclenché notre réflexion et nos travaux, c’est la volonté de comprendre ce que le mouvement des “gilets jaunes” disait des attentes de nos concitoyens vis-à-vis de l’action publique. Cette crise a été le point de départ de ce cycle de séminaires que nous avons lancé voilà deux ans sur les soutenabilités. Nous avons mené un travail à la fois d’élaboration du diagnostic, de cartographie et de réflexion sur un certain nombre de politiques publiques sectorielles pour mesurer la manière dont elles intègrent les enjeux de long terme. Cette crise des “gilets jaunes” a mis en exergue l’ampleur des défis à la fois environnementaux, sociaux et démocratiques et leur imbrication. Et la nécessité de dépasser l’immédiateté pour travailler sur le temps long. Et donc de revenir à une vraie planification avec des travaux gouvernementaux et parlementaires qui doivent être conduits dans une approche pluriannuelle, quinquennale. 
Johanna Barasz : L’enjeu était de comprendre la difficulté pour l’action publique à appréhender en même temps la question de la fin du mois et celle de la fin du monde, pour reprendre cette formule souvent utilisée. Nous ne sommes pas entrés dans le sujet par la question de la planification environnementale mais par celle de la transversalité, des interactions entre les défis de long terme. La problématique est celle de l’articulation entre nos engagements environnementaux – nationaux et internationaux –, la décarbonation notamment, les questions de justice sociale qui doivent être prises en compte dès l’origine et la nécessité de renouveler nos pratiques démocratiques. 

Vous observez que l’État n’est pas suffisamment armé pour conduire des politiques publiques soutenables. Comment l’expliquer ? Et comment y remédier ? 
Gilles de Margerie :
C’est vraiment le cœur du sujet. Nous avons associé énormément d’acteurs à notre réflexion pour pleinement mesurer les enjeux. Nous observons que l’organisation administrative découpe l’action publique en silos thématiques ; le cheminement d’aujourd’hui fait constamment remonter les sujets à des arbitrages au plus haut niveau administratif et politique. Ce terme même, “arbitrage”, est un indicateur des difficultés rencontrées. Lorsqu’on en vient à infliger des cartons rouges et à distribuer des bons points plutôt qu’essayer d’aller plus loin dans la construction d’une solution à un problème posé, c’est qu’il y a un souci général. Bien sûr, appréhender un objectif principal tout en considérant les préoccupations de toutes les parties n’est pas aisé. Mais c’est essentiel. En cela aussi, l’exemple des “gilets jaunes” doit nous permettre d’apprendre : il y avait une grande fierté des administrations à s’inscrire dans la trajectoire de développement durable fixée. Et puis on a vu les ronds-points envahis et on a compris que l’impact social avait été mésestimé. Et on a pris conscience de l’ampleur du ressentiment et de la défiance d’une partie importante de la population. Une part des ménages a vu ses dépenses préengagées augmenter fortement ces dernières décennies, notamment avec une place centrale pour l’immobilier. Cela n’était pas suffisamment connu et a joué un rôle dans la réaction à la hausse de la taxe carbone. Finalement, il a manqué un lieu pour faire se rencontrer des considérations qui peuvent s’opposer. Les indicateurs retenus n’étaient pas les bons. 

Il faut une cohérence forte entre études d’impact et évaluations de politiques publiques.

Justement, vous le mentionnez dans votre rapport : appuyer la transformation et le pilotage de l’action publique sur des indicateurs quasiment exclusivement budgétaires ne fonctionne plus. Quels doivent être les outils et les indicateurs à privilégier ?
Johanna Barasz :
Des indicateurs et des outils existent aujourd’hui pour élargir le regard – les objectifs de développement durable, les nouveaux indicateurs de richesse, le budget vert… – mais il faut davantage les utiliser. De même, il y a plus d’une quarantaine de plans et de stratégies pluriannuelles en cours aujourd’hui. Certains portent des avancées, permettent de montrer des priorités, mais ils ne parviennent pas à transformer de manière durable et systémique la manière dont on fabrique les politiques publiques. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas articulés entre eux et parce que ces plans de moyen/long terme, à commencer par la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC), ne sont pas opposables et que tout revient à cette logique d’arbitrages. Certes, les choses évoluent et les décisions prises deviennent réellement contraignantes, sous l’effet de l’intervention des juges notamment, mais on est encore loin du compte. Plus encore que de nouveaux modèles, il faut une mise en cohérence des dispositifs, outils et calendriers existants. Et pour cela, il faut une autorité politique forte... 

Vous mentionnez l’enjeu d’impact. Les études d’impact montent en puissance, mais vous soulignez dans le rapport le besoin d’une culture partagée en la matière. En quoi est-ce un enjeu central ? 
Gilles de Margerie :
 Il faut une cohérence forte entre études d’impact et évaluations de politiques publiques. France Stratégie a aujourd’hui la responsabilité d’évaluations importantes : ordonnances “travail”, stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, loi Pacte, etc. Nombre d’études d’impact s’arrêtent en chemin parce qu’on ne se donne pas les instruments et les moyens d’appréhender toutes les conséquences des décisions. Des méthodes très précises de suivi et d’évaluation existent, qui doivent être pleinement utilisées. Et tous les projets importants devraient embarquer une réflexion et une mesure sur les impacts et les conséquences en matière sociale. 

La multiplication des conventions citoyennes, des plates-formes et des débats n’a à ce jour pas permis de dépasser la défiance politique.

Vous proposez une stratégie pour un “continuum délibératif” rénové. La consultation publique n’est-elle pas suffisante aujourd’hui, notamment sur le plan local ? 
Johanna Barasz :
 Il y a deux sujets. D’un côté, l’animation du débat public, l’éclairage des controverses, l’apport d’expertise, la réalisation de scénarios à mettre en discussion : c’est l’une des missions qui pourraient être confiée à un orchestrateur des soutenabilités. Et puis il y a une question plus directement liée à la fabrique des politiques publiques elles-mêmes, qui est : comment faire pour articuler les différentes formes de concertation et participation avec la décision, dans ce que nous appelons le “continuum délibératif” ? C’est en effet moins d’une multiplication des arènes de concertation dont on a besoin (elles sont aujourd’hui très nombreuses, particulièrement sur le plan local) que d’une articulation nouvelle avec la prise de décision dont il s’agit. La multiplication des conventions citoyennes, des plates-formes et des débats n’a à ce jour pas permis de dépasser la défiance politique. C’est le lien entre parole citoyenne, travail parlementaire et décision publique qui doit être renforcé. Nous faisons en ce sens des propositions sur le calendrier de processus participatifs et normatifs et sur les modalités de leurs rencontres et croisements. Pour donner un exemple concret, les parlementaires pourraient être présents dans ces processus consultatifs.

Votre démarche rassemble décision publique, recherche, société civile… Sur les enjeux de planification et plus largement de changement de logiciel pour porter la transformation publique, la puissance publique est-elle mûre pour avancer en coconstruction et moins en verticalité ? 
Gilles de Margerie :
Il y a effectivement une maturité qui se développe et une volonté très forte, chez les parlementaires et les agents publics que nous avons rencontrés dans le cadre de nos travaux, de retrouver du sens. Avec cette perspective de planification écologique, cette question du sens devient centrale. Au-delà, les enjeux sont multiples pour pouvoir réellement transformer la manière dont on fabrique de l’action publique. La prise en compte de la parole citoyenne est bien centrale et de nouvelles méthodes et manières de faire doivent être adoptées. Nous recommandons par exemple que le temps du débat au Parlement soit précédé par un temps structuré de consultation et de consultation citoyenne pouvant associer des députés et permettant ainsi d’enrichir les débats. Cela augmenterait très sensiblement la légitimité perçue du résultat. 

Une planification écologique qui serait construite de manière partagée serait un élément de fédération et de rassemblement.

Quelles seront les suites à ce travail ? 
Johanna Barasz :
 Le rapport a été essentiellement construit du point de vue de l’État. Nous allons maintenant œuvrer sur la question des territoires. Les acteurs locaux portent concrètement la mise en œuvre des grandes transitions et une articulation est à développer entre planification nationale et stratégies territoriales. D’autant que l’État n’est pas particulièrement en avance sur les collectivités en matière d’approches systémiques et de démarches participatives. Par ailleurs, nous allons faire vivre la communauté et le réseau qui a été constitué autour de ce cycle depuis deux ans, poursuivre les analyses sectorielles à partir de cette notion de soutenabilité et développer des outils opérationnels. 

Quel rôle entendez-vous jouer dans les cinq années à venir et comment analysez-vous l’articulation avec le haut-commissaire au Plan ? 
Gilles de Margerie :
Le fait que nous portions des évaluations de politiques publiques et que nous menions des travaux de prospective et d’analyse qui enjambent plusieurs domaines classiques de l’action publique fait de nous un interlocuteur logique pour accompagner la planification annoncée. Nous avons développé des méthodes, des manières de faire sur la compréhension des enjeux climatiques, des inégalités, des impacts… Concernant l’articulation avec le haut-commissaire au Plan, je ne sais pas quelles seront les décisions d’organisation institutionnelle que prendra le gouvernement. Mais j’observe que le mouvement qui porte les enjeux de planification que nous avons évoqués est très puissant et profond. Il renvoie à la manière dont nos concitoyens perçoivent l’action et les résultats des politiques publiques. Dans un pays où la défiance est forte à l’endroit de la décision publique, une planification écologique qui serait construite de manière partagée serait un élément de fédération et de rassemblement. Et toutes les énergies seront nécessaires. 

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Club des acteurs publics

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