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Gilles de Margerie : “La carte habituelle des difficultés économiques et sociales n’est plus la même”

Dans un grand entretien à Acteurs publics, Gilles de Margerie, commissaire général de France Stratégie, et Cédric Audenis, commissaire général adjoint, détaillent la feuille de route 2021 de leur institution : coordination avec les équipes de François Bayrou, outils mesurant les impacts de la crise sanitaire, travail sur les vulnérabilités, réflexions sur la manière de rapprocher démocratie participative et institutions aux rythmes plus lents…

Gilles de Margerie (à gauche), commissaire général, et Cédric Audenis (à droite), commissaire général adjoint de France Stratégie.

Comment répondez-vous aux besoins de réflexion prospective et d’orientations dans le contexte actuel ?
Gilles de Margerie :
L’année 2020 a été une année très dense pour France Stratégie. Elle a suscité un intérêt accru autour de nos publications (+ 20 % d’audience pour notre site, + 30 % de téléchargement de nos publications), des réponses et des scénarios que nous proposons. La démarche de fond lancée voilà un an avec nos séminaires sur les soutenabilités, et notre appel à contributions, a fait évidemment écho à la crise sanitaire. Les contributions ont été nombreuses et solides, étayées, prospectives. Nous en avons produit une synthèse relayant les interrogations sur “le monde d’après” : une réflexion très présente en 2020 et peut-être moins prégnante aujourd’hui, alors qu’on se dit que ce ne serait pas si mal de revenir au monde d’avant… (sourire).
Nous avons travaillé sur les impacts liés aux métiers et à l’emploi, mais aussi à l’énergie – tout particulièrement sur l’électricité. Concernant l’emploi, il s’agissait d’étudier la vulnérabilité des différents métiers face à la crise, d’en dresser une typologie pour mieux donner de la substance à la notion très vague des métiers en première ligne, deuxième ligne, troisième ligne… Par ailleurs, nous avons très rapidement regardé les impacts sur les zones d’emploi, avec la mise en lumière de cartes de difficultés potentielles très différentes de celles que nous connaissons en général. Ainsi les zones préservées jusqu’alors du littoral atlantique et de Toulouse, qui appuient leurs économies sur le tourisme et l’industrie, sont davantage touchées par la crise, avec un impact fort sur leurs chaînes de valeurs. La carte habituelle des difficultés économiques et sociales n’est plus la même. Par exemple, la Vendée et le secteur des Herbiers, modèle en matière de plein emploi, étaient très exposés aux effets de la crise sanitaire. Il faut suivre de près leur capacité de rebond. C’est très éclairant pour les décideurs publics. 

Quelles ont été vos approches pour ces acteurs et ces secteurs différemment touchés ? 
Cédric Audenis :
Nous actualisons ce travail avec des données plus précises que les extrapolations réalisées pour notre publication de juin dernier. Nous allons produire un bilan rétrospectif sur l’année 2020 avec, pour chaque zone d’emploi, des données relatives à l’emploi, au chômage et au recours à l’activité partielle. Beaucoup d’entreprises ont été touchées en termes de valeur ajoutée mais n’ont que peu ajusté leurs effectifs à ce stade, notamment grâce au recours à l’activité partielle… Cette analyse pourra permettre d’identifier les zones d’emploi dont il faut se préoccuper en priorité, notamment en fonction de leur spécialisation sectorielle. On peut penser que les secteurs de l’hôtellerie-restauration devraient repartir rapidement une fois la crise sanitaire derrière nous, alors que l’aéronautique et l’immobilier d’entreprises auront probablement besoin de plus de temps. 
Gilles de Margerie : Au-delà de ces questions d’emplois, nous avons attiré l’attention des pouvoirs publics sur les effets sur les industries lourdes, notamment la maintenance des centrales nucléaires. Nous avons été parmi les premiers à mettre en exergue la disponibilité inférieure des centrales du fait de la crise. Pour le moment, cela tient, même si, récemment, RTE [Réseau de transport d’électricité, ndlr] a lancé un appel à limiter les demandes d’électricité. Nous sommes dans une situation tendue et les choses risquent de s’aggraver dans les années à venir avec des États interconnectés qui subiront les effets de capacités pilotables de production d’électricité plus limitées que les besoins. Il faut un renforcement des réseaux et une flexibilité de la demande améliorée. Début janvier, 2 disjoncteurs ont fait défaut en Croatie, ce qui a failli provoquer une coupure d’électricité généralisée en Europe [d’autres disjoncteurs ont sauté, en cascade, en Serbie, en Roumanie, avec la mise hors circuits de plusieurs gros sites industriels européens, ndlr]. Nous avons collectivement un peu perdu de vue les facteurs de fragilité de ce secteur. 

La gestion du volet économique et social est sans précédent.

Comment intervenez-vous sur les enjeux du plan de relance ? 
Cédric Audenis :
À ce stade, nous travaillons surtout sur les mesures de soutien aux entreprises. Comme prévu par la loi de finances rectificative de mars 2020, un comité présidé par Benoît Cœuré est chargé de suivre la mise en œuvre et l’évaluation des mesures de soutien aux entreprises touchées par la crise. Le secrétariat de ce comité est assuré par l’inspection générale des Finances et France Stratégie. Nous avons d’ores et déjà publié des jeux de graphiques commentés qui donnent des informations inédites sur le recours croisé des entreprises aux différents dispositifs (activité partielle, prêt garanti par l’État, fonds de solidarité, reports de cotisations sociales), à partir des données très riches produites par les administrations. Un rapport d’étape est prévu début avril et le rapport final sera publié cet été. Les parlementaires ont prévu, dans la loi de finances initiale pour 2021, que le comité Cœuré, avec une composition un peu amendée, soit chargé ensuite de l’évaluation du plan de relance. Le travail d’évaluation sera très différent car le plan de relance comprend beaucoup de mesures, moins systémiques et moins universelles, dont les impacts seront plus compliqués à mesurer et évaluer. 
Gilles de Margerie : Le plan de relance fait l’objet d’un suivi serré, avec un comité présidé par Bruno Le Maire et un pilotage très serré. Nous ne serons impliqués que dans l’évaluation a posteriori [le ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance, Bruno Le Maire, a indiqué que ce comité “se réunira au niveau technique de manière hebdomadaire, et au niveau des responsables syndicaux et patronaux ou au niveau ministériel sur une base mensuelle, pour assurer le suivi de la mise en place du plan de relance, corriger ce qui devra être corrigé (…) avec ce double objectif de créer des emplois et de relancer la croissance française”. 

Quel regard portez-vous sur la réaction du secteur public depuis mars et sur la mise en place de ce plan de relance ? N’aurait-on pas pu faire mieux ? 
Gilles de Margerie :
Nous ne sommes pas en première ligne concernant le plan de relance, mais je peux observer cette période exceptionnelle où la capacité des différents appareils publics a été testée de manière extrême. À rebrousse-poil des propos de certains, la capacité d’adaptation a été phénoménale. La puissance publique a déroulé les prêts garantis par l’État, les fonds de solidarité, les activités partielles, les reports de charges sociales… Tout cela avec une exécution impeccable. La gestion du volet économique et social est sans précédent, et il faut rendre hommage à la réactivité et à l’efficacité de ces organisations dont on a pu entendre dire beaucoup de mal. Le fonds de solidarité a ainsi beaucoup évolué, il s’est étendu à des catégories plus larges, il a été mieux ciblé au fur et à mesure du temps. Les dispositifs ont tenu compte de la situation réelle des entreprises concernées, par exemple pour prendre en considération leurs frais fixes et non le seul indicateur “chiffre d’affaires”. La puissance publique a été capable d’appréhender toute la complexité des situations. Les chefs d’entreprise, même s’ils trouvent que c’est devenu compliqué, ont compris la démarche.
Pôle emploi, la Sécurité sociale, les ministères en charge du Travail ou des Solidarités ont affronté sans faiblir une situation devenue imprévisible. Je distingue ici les réponses apportées à la crise sanitaire, sur lesquelles nous n’avons pas du tout compétence, et celles apportées à la crise économique et sociale. L’administration a été capable de s’adapter et de procéder avec de nouvelles manières de faire, alors que certaines critiques injustifiées se sont abattues sur elle, et qu’elles sont même parfois allées sur le terrain pénal, ce qui pose question. 

Pour dessiner et mettre en œuvre des réformes systémiques qui, elles, produiront des effets durables, il faut sans doute renouveler les modalités de participation des citoyens.


Pour maîtriser la dette publique, doit-on à revenir à la logique budgétaire ?
Cédric Audenis :
 Il existe aujourd’hui un consensus rare entre économistes sur le fait que les restrictions en matière de dépenses publiques ne sont pas à l’ordre du jour. La question sera posée le moment venu. En matière d’action publique, il est intéressant de remarquer que beaucoup pointent les logiques budgétaires qui auraient prévalu depuis dix ou vingt ans, alors même que la dette publique et les dépenses publiques n’ont eu de cesse d’augmenter sur la période. C’est un paradoxe, et sans doute le signe que la manière dont on s’y est pris (notamment par des “rabots” successifs) n’est pas soutenable. Pour dessiner et mettre en œuvre des réformes systémiques qui, elles, produiront des effets durables, il faut sans doute renouveler les modalités de participation des citoyens. 

Comment travaillez-vous avec le haut-commissaire au Plan, François Bayrou, et ses équipes ?
Gilles de Margerie :
Nous travaillons parfaitement ensemble. François Bayrou est venu rencontrer le comité de direction de France Stratégie le jour même de sa prise de fonction. Il est prévu qu’il dispose du concours de France Stratégie : nous sommes même la seule organisation à être citée nommément dans le décret qui crée la position de haut-commissaire au Plan. Il a l’intention d’aborder un certain nombre de thèmes dans la période qui va jusqu’à mi-2022 et nous lui avons proposé de lui fournir des éléments sur une grande partie d’entre eux. En octobre, François Bayrou a été parmi les premiers à lancer une réflexion sur les effets d’une crise sanitaire qui s’inscrirait dans la durée, sur plusieurs années. Tous les lundis matins, nous rencontrons ses équipes pour avancer sur les différents thèmes retenus et la manière de solliciter telle ou telle personne ou structure. Nous formons des groupes de travail distincts sur les différents sujets avec à chaque fois quelqu’un de son équipe et quelqu’un de chez nous. Mais la responsabilité éditoriale et politique de ce qui est publié relève évidemment à 100 % de François Bayrou. Nous sommes des apporteurs d’éléments d’analyse, de propositions, de réflexions. Les relations sont faciles, avec une montée en régime progressive. Aujourd’hui, une dizaine de personnes de France Stratégie sont directement impliquées sur les travaux lancés par le haut-commissaire au Plan, ce qui ne remet pas en cause notre propre programmation. Si les travaux s’intensifient comme cela est prévu, alors nous prioriserons. Que François Bayrou et ses équipes puissent souhaiter utiliser nos apports est très motivant pour nous : il a une capacité hors du commun de porter ses idées devant l’opinion. 

Comment faire vivre la démocratie représentative alors que les élus sont contestés dès le lendemain de leur élection ?

Cédric Audenis : La moitié de nos travaux relève d’autosaisine, fruit de l’élaboration de notre programme de travail, et l’autre moitié se rapporte à des saisines : 25 % relatifs à l’évaluation et 25 % consacrés aux commandes, notamment du gouvernement, du haut-commissaire au Plan ou de l’Assemblée nationale – notre récent rapport sur les politiques industrielles et celui à venir, d’ici cet été, sur les politiques d’alimentation saine et durable par exemple. Nos critères de sélection pour la partie qui est à notre initiative tiennent compte de l’importance du sujet pour les décideurs publics et de la valeur ajoutée que peut avoir France Stratégie. Notre positionnement est unique, au centre d’un triangle entre administrations, monde universitaire et parties prenantes. Nous menons nos travaux, autant que possible, en coopération avec d’autres organisations, principalement autour de 4 axes : la transition écologique, la transformation des systèmes productifs, la problématique de l’emploi et des compétences, et la question des inégalités (y compris territoriales). En outre, de manière transversale, nous nous sommes attaqués depuis début 2020 aux questions de soutenabilité et à la manière dont la décision et l’action publique doivent les prendre en compte. 

Votre feuille de route prévoit un axe intitulé : “Action publique, décisions publiques : comment mieux faire ?” Justement, comment mieux faire ? 
Gilles de Margerie :
 La plupart des pays occidentaux sont confrontés à la même problématique : comment faire vivre la démocratie représentative alors que les élus sont contestés dès le lendemain de leur élection ? L’idée que les représentants du peuple prennent des décisions exprimant la volonté générale est de fait battue en brèche et une grande impatience démocratique s’exprime entre les élections. La sacralisation de la légitimité de toutes les démarches citoyennes se traduit par des expérimentations à grande échelle. Je pense au grand débat – en réponse à la crise des “gilets jaunes” – et, à moindre échelle, à la Convention citoyenne pour le climat. On observe que les démarches menées avec une méthode approfondie créent un objet dont l’insertion dans les débats législatifs est difficile. Les 150 citoyens de la Convention pour le climat ont fait un travail précieux qui mérite un grand respect… mais on ne sait pas encore bien comment articuler et organiser sa prise en compte par le législateur. D’où le sentiment d’inachevé qu’a donné leur réunion de fin février. Les attentes démocratiques ainsi exprimées se confrontent à des institutions aux rythmes plus lents et les différents acteurs ne portent pas en eux les modalités d’élaboration d’un compromis.
Les autres outils sont peu ou mal utilisés. La démocratie référendaire est en suspens parce que tout le monde hésite à s’appuyer sur des référendums où les citoyens ne répondent jamais à la question posée ; quant à la démocratie sociale, elle devrait être mieux valorisée et utilisée. Les 4 formes de démocratie – élective, avec le Parlement, l’élection présidentielle, les collectivités territoriales ; sociale, avec les innombrables enceintes où les partenaires sociaux sont impliqués et, parfois, décident ; participative et référendaire – s’articulent mal entre elles, et aucune ne semble pouvoir prendre une problématique dans toutes ses dimensions. Prenez les sujets environnementaux : il faut garantir que les décisions prises soient socialement équitables et qu’elles associent suffisamment l’ensemble des parties concernées pour que leur légitimité ne soit pas seulement celle du législateur. Le défi est immense. Il nous faut donc, et c’est l’objet de cet axe de travail relatif à l’action publique, mieux identifier les différentes problématiques et retravailler le cycle de l’élaboration d’un projet de loi, puis de sa mise en œuvre, alors qu’aujourd’hui, les différents intervenants restent insatisfaits. Les études d’impact ne produisent pas les effets attendus et sont souvent considérées comme de moindre importance par rapport aux débats publics ; quant à l’évaluation des politiques publiques, elle n’est pas suffisamment prise en compte dans le processus d’élaboration de la loi. Nos séminaires sur la soutenabilité ont une ambition simple : mieux s’y prendre pour légiférer en prenant en compte toutes les attentes. 

Comment intégrer ces réflexions à l’échelle des territoires ?
Gille de Margerie :
Depuis quelques années, France Stratégie a multiplié les travaux à la maille territoriale ; nous avions noué une coopération étroite avec les équipes du Commissariat général à l’égalité des territoires, et nous travaillons en très bonne intelligence avec l’Agence nationale de la cohésion des territoires. L’échelle locale est évidemment importante pour assoir nos travaux et réflexions, notamment sur les questions relatives aux mobilités, à l’implantation et à l’aménagement des espaces ou aux coopérations locales pour porter les problématiques de transition écologique. Nous avons organisé un webinaire récent sur le thème “mixité sociale et ségrégation urbaine” – ouvert par Emmanuelle Wargon [la ministre déléguée chargée du Logement, ndlr] – qui a permis d’établir des choses méconnues, en particulier sur le logement social. Nous avons présenté un outil incroyablement puissant permettant de visualiser les données selon tel ou tel quartier : répartition des catégories socioprofessionnelles, part d’immigrés d’origine européenne et extra-européenne, etc. Cela permet une visualisation très parlante, en quelques clics, à la fois de la situation et de son évolution au cours des années passées. Voilà un exemple parmi d’autres qui montre l’utilité de nos travaux pour les décideurs publics et notre volonté d’éclairer le chemin de l’action publique. Notre mission, c’est de contribuer à la mise en perspective des interventions publiques menées par des décideurs aujourd’hui pris dans l’urgence du quotidien et de la crise. 

Propos recueillis par Sylvain Henry

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Club des acteurs publics

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