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François Villeroy de Galhau : “Un service public performant et accessible, c’est possible !”

Dans une tribune pour Acteurs publics, le gouverneur de la Banque de France détaille la transformation réalisée par la banque centrale, “institution publique ancrée dans son histoire et moderne dans ses missions”.

Avouons-le : la Banque de France n’a pas spontanément, ou n’avait pas, l’image d’un parangon de gestion. Pour beaucoup de commentateurs, venaient des images d’abondance – renforcées sans doute par l’or de nos caves, ou celui de la Galerie dorée à Paris –, voire de “privilèges” supposés de ses agents, et globalement d’une “vieille dame” plus respectable dans ses traditions qu’agile dans sa gestion. Au regard de son histoire déjà, cette image un peu poussiéreuse était injuste : peu d’institutions ont su comme la Banque de France s’adapter à la nouvelle donne européenne – la monnaie unique à partir de 1999, la supervision bancaire unique à compter de 2014 –, ou réorienter leurs activités, avec par exemple la fin de l’escompte des effets de commerce ou de l’activité de comptes privés depuis 2004. Et à l’inverse, l’instauration, dans chaque département, du traitement du surendettement des ménages en 1990.

Restaient néanmoins, en 2015, deux spécificités : la banque centrale la plus fournie de l’Eurosystème en termes d’effectifs, en représentant à elle seule plus du quart, avec plus de 12 000 équivalents temps plein – bien moins que les 17 500 agents de 1984, mais nettement plus que la Bundesbank allemande avec 10 500. Et une originalité de nature, voire de culture : la Banque de France n’est ni une entreprise concurrentielle, stimulée par ses actionnaires et ses compétiteurs, ni une administration publique soumise à contrainte budgétaire. L’impératif de bonne gestion financière n’est pas totalement spontané, dans une institution riche de ses revenus monétaires issus du privilège d’émission, comme de revenus non monétaires venus de son portefeuille de placement : plus de 6 milliards d’euros de résultat brut annuel, dont l’essentiel (5,6 milliards en 2019) revient au demeurant à la collectivité nationale à travers l’impôt sur les sociétés et le dividende versé à l’État.

Et pourtant, peu d’institutions publiques ont mené ces dernières années une transformation aussi profonde. Notre expérience peut être plus qu’un cas particulier, c’est un motif modeste mais réel d’espoir, avec quelques enseignements plus généraux, autour du “Pourquoi changer” et du “Comment changer”.

Pourquoi changer ? 

Le bon usage de l’argent public. La première raison évidente à mes yeux était et reste le bon usage de l’argent public. Je l’ai répété souvent, quitte à surprendre : cet argent ne nous appartient pas ; il vient de la collectivité nationale qui nous a reconnu le monopole d’émission, et il doit autant que possible lui retourner. Il en va en outre de deux exigences fortes : l’exemplarité d’abord. Nous ne pouvons pas plaider la réforme et la maîtrise des dépenses publiques pour les autres, et ne pas commencer par nous l’appliquer à nous-mêmes. 

Et plus encore, la solidarité : l’argent public doit être affecté en priorité là où sont les plus grands besoins. La Banque de France et ses agents ont droit à leur juste rémunération et aux moyens nécessaires à leurs missions, ni moins, ni plus.

Peu d’institutions publiques ont mené une transformation aussi profonde.

Ce meilleur usage de l’argent public rencontre étonnamment peu d’écho en externe, dans la presse ou même à la Cour des comptes. En interne, et c’est moins surprenant, la meilleure performance budgétaire ne provoque pas non plus l’enthousiasme : les hommes et les femmes de la Banque de France ressentent d’abord l’exigence associée. Mais ils sont sensibles, me semble-t-il, à un progrès : que l’image de la Banque de France renvoie aujourd’hui un peu moins à nos soi-disant “privilèges”, et davantage à nos missions. 

La fierté des missions. C’est là que doit jouer une seconde raison : la légitimité des missions et la fierté du travail accompli. Nous avons clarifié nos missions, nombreuses et souvent mal connues, autour de ce que nous avons appelé “les trois S” : la Stratégie monétaire ; la Stabilité financière, avec notamment l’ACPR [l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, institution intégrée à la Banque de France et chargée de la surveillance de l’activité des banques et des assurances en France, ndlr] ; et les Services à l’économie et à la société, assurés largement par notre réseau territorial. Ensuite, nous avons accru la visibilité de la Banque de France sur ces missions et nous avons développé de nouveaux formats pour éclairer les débats économiques (réseaux sociaux, blogs, paroles d’experts, etc.). C’est aujourd’hui un fort élément de consensus interne que de voir la Banque de France mieux connue et reconnue. La dernière fierté n’est pas la moindre : celle, dans la rude épreuve du confinement imposé par la crise du Covid-19, d’avoir tenu le cap de nos missions, et des services rendus à la collectivité. Tous les hommes et les femmes de la Banque de France, bénéficiant de services de supports performants ont, dans des conditions parfois difficiles, fait leur devoir : de la médiation du crédit pour les TPE-PME jusqu’aux opérateurs de marché engagés pour éviter la crise financière.

Et donc, le pourquoi changer passe par un combien – les moyens publics que nous utilisons – mais ne peut s’y limiter : il y a aussi un pour qui – pour qui nous travaillons, pour quoi nous combattons. Nous ne nous définissons pas par rapport à nous-mêmes, si prestigieuse que soit notre histoire. Nous ne sommes légitimes qu’au service des Français et des Européens. Cette “extraversion” est, je l’espère, le meilleur changement culturel que nous sommes en train de réussir collectivement.

Ce que nous avons fait

Nous avons coutume, au fil des rapports annuels par lesquels nous rendons compte régulièrement, de résumer nos résultats en trois expressions : moins de coûts, davantage de services, un réseau territorial maintenu. Chacun des points de ce triangle est important et ils “font système” ensemble. C’est d’abord sur les coûts que l’évolution est la plus mesurable, et la plus spectaculaire. Nos effectifs ont diminué de plus de 20 % entre fin 2015 (12 269 équivalents temps plein) et fin 2020 (9 549). Nous l’avons fait par non-remplacement de nombre des départs à la retraite et nous y avons associé une réduction graduelle de nos autres frais généraux. Le résultat global est impressionnant : comme nous nous y étions engagés début 2016, nous avons réduit nos dépenses totales d’activité de plus de 10 % en euros courants, 12,8 % exactement en 2019, ce qui représente une économie récurrente annuelle de 134 millions d’euros par rapport à 2015. C’est une baisse en volume de 4 % par an. Nous avons pu parallèlement poursuivre des recrutements, pour plus de 1 500 sur la période 2016‑2020, et c’est évidemment essentiel.

L’argent public doit être affecté en priorité là où sont les plus grands besoins.

Avec ces moyens optimisés, nous avons accru les services que nous rendions. D’abord par une vraie offre multicanale sur nos services aux publics, dont le surendettement ou le droit au compte : tout continue à pouvoir se faire par rendez-vous physique, mais presque tout est maintenant possible par téléphone ou en ligne. En deux ans, nous avons ouvert plus de 200 000 espaces Internet personnalisés pour des particuliers. Mais surtout, nous avons de nouvelles missions : nous croyons en particulier beaucoup à l’“éducation économique et financière” des publics, des jeunes avec l’éducation nationale aux personnes défavorisées, pour qui c’est une prévention possible du surendettement. L’ouverture de Citéco, le magnifique et ludique musée de l’Économie de la Banque de France, à Paris en 2019, en a été un bel emblème. Nous avons aussi considérablement développé notre action contre le réchauffement climatique. 

Le maintien du maillage territorial est un choix voulu, revendiqué. Nous nous engageons à maintenir une succursale par département, avec un directeur de plein exercice : parce que cette “présence de place” visible est attendue de nos interlocuteurs. Parce que ce maillage de proximité est la condition de la réforme publique, face au sentiment d’abandon des villes moyennes. Et parce qu’il n’est en rien incompatible avec des économies substantielles : nous préservons partout le front-office et les contacts, mais nous avons regroupé les back-offices dans des centres de traitement partagés interdépartementaux. En cinq ans, les effectifs du réseau auront diminué de plus d’un tiers, en gardant une forte efficacité opérationnelle sur le terrain.

Comment changer ?

Ces résultats sont parlants, et nous pouvons légitimement en tirer une certaine fierté. Mais jamais au point de nier les difficultés, ni de prétendre donner des leçons aux autres réformateurs publics. Ils sont plus nombreux qu’on ne le croit, souvent discrets et toujours courageux dans un environnement peu porteur. L’indépendance de la Banque de France me donne la chance de parler avec plus de liberté, et j’espère en leur nom. À partir de notre expérience, on peut identifier quatre conditions du changement, un “carré des leviers”, et deux obstacles, allégués ou réels.

Le carré des leviers. Premier levier, le plus évident : la durée. On ne fait rien dans l’horizon du budget annuel, et c’est le drame de la procédure budgétaire dans l’État. Nous avons donc repris et amplifié la pratique de “cycles stratégiques” au sein de la Banque de France : nous en avons fait un plan stratégique, chiffré, engageant, “Ambitions 2020” pour le plan élaboré en 2016 ; nous faisons de même pour le prochain plan à horizon 2024 que nous construisons ensemble aujourd’hui. 

Le second levier du changement, c’est la délégation des responsabilités. À la Banque de France, chaque directeur général est maintenant en charge de l’enveloppe de ses effectifs et de celle de ses frais généraux, exigeante mais globalisée et pluriannuelle à horizon du plan. Cette logique d’enveloppes, et de contrat, est largement transposable dans l’État, aux ministères et aux grandes administrations. Nous l’avions d’ailleurs retenue en 2008 comme une des 20 propositions majeures du rapport Attali. Mais douze ans après, peu de progrès ont été faits.

Le maintien du maillage territorial est un choix voulu, revendiqué.

Le troisième levier est plus stratégique : savoir investir dans les changements. Nous nous étions engagés, dans le plan “Ambitions 2020”, à investir 1 milliard d’euros en cinq ans, et nous l’avons fait. Les économies procèdent en partie de la transformation des processus, de la numérisation des tâches et des outils de chacun. 

Le quatrième levier est sans doute le plus important : la “conduite du changement” associant les hommes et les femmes, à commencer par les managers. Rien ne peut se faire sans eux. Cela veut dire qu’on ne passe jamais assez de temps à les impliquer, informer et écouter, ni ne consacre assez de moyens à les soutenir au quotidien. En avons-nous fait assez ? Sans doute pas encore, mais je tiens, lors de chaque déplacement que je fais, à voir à part les managers, à entendre et “sentir” leurs difficultés, et à leur apporter des réponses.

Deux défis. Le premier obstacle souvent – et excessivement – avancé à la transformation publique est celui des syndicats. Je ne crois pourtant pas que le dialogue social soit condamné à un jeu de rôles stérile. D’abord parce que les syndicats sont représentatifs. Chaque organisation a ses intérêts et son style plus ou moins rugueux. Mais toutes ont des choses à nous dire légitimement. Nous avons pu signer à l’unanimité des accords d’entreprise importants, comme par exemple sur l’intéressement des agents à nos efforts d’économie. Le développement accru du télétravail a aussi vu la conclusion d’un accord unanime fin 2020. 

L’autre défi est bien réel : c’est la difficulté du changement pour nombre d’agents, en particulier les plus âgés et les moins polyvalents ou qualifiés. Nous avons essayé au maximum d’éviter les mobilités géographiques contraintes. Mais les mobilités “fonctionnelles” exigent aussi un effort d’adaptation. Nous ne ferons jamais assez attention à l’accompagnement de chacun en prenant le temps nécessaire, avec les managers concernés. Et pour l’avenir, il faut se donner une règle évidente : ne jamais enfermer un collaborateur trop longtemps dans la même tâche. Le risque que s’installe la routine est le plus sûr moyen de lui faire perdre progressivement son énergie, ses capacités d’évolution, et par là une part de ses compétences.

Je suis – nous sommes – conscient des difficultés et des imperfections de cette transformation en cours. Mais au total, les femmes et les hommes de la Banque de France sont en train de faire ce que les citoyens avaient demandé en 2019 dans le “grand débat” : un service public de compétence et de proximité, performant et accessible. C’est possible, et c’est une bonne nouvelle.
 

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Club des acteurs publics

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