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Fonctionnalisation : la réforme cachée qui déstabilise la haute fonction publique

Lors de son discours du 8 avril, le Président a indiqué que l’ensemble des postes de l’encadrement de l’État serait fonctionnalisé. Une logique de flexibilisation des emplois qui prendrait le pas sur les statuts particuliers et les corps. De quoi agiter les hauts fonctionnaires qui, à défaut de connaître vraiment le projet et la cible visée, s’inquiètent d’un risque de politisation.

C’est la petite surprise du chef. Une petite ligne glissée l’air de rien au beau milieu du discours du Président Macron sur la réforme de la haute fonction publique, le 8 avril. Le chef de l’État a annoncé que l’ensemble des postes de l’encadrement de l’État serait fonctionnalisé. Un point d’apparence très technique, mais à connotation très stratégique. Il s’agit de travailler sur un emploi dans un service sans y appartenir de manière définitive par un lien juridique que l’on appelle le corps.

Pour rappel, le corps constitue l’unité de base de la gestion de la carrière des fonctionnaires. Les corps regroupent les fonctionnaires qui ont vocation à occuper les mêmes emplois. Les fonctionnaires d’un corps donné sont tous soumis à un même texte statutaire (statut particulier). Tout fonctionnaire appartient à un corps et est titulaire d’un grade.

Si la fonctionnalisation ne fait pas disparaître le statut général – on reste fonctionnaire, bien évidemment –, elle casse la mécanique des sous-statuts particuliers et entraîne en général deux conséquences : la suppression des corps concernés par ce type d’emplois et la nomination des cadres pour exercer sur une durée limitée sur ces postes (trois ans renouvelables, une fois) et par la voie du détachement. À l’issue, on perd les avantages afférents au poste, en particulier les primes (tout ou partie). “C’est plus « instabilisant » pour celui qui est nommé dessus”, note un parfait connaisseur du sujet.

Une fonctionnalisation déjà à l’œuvre

Aujourd’hui, la fonctionnalisation existe en administration centrale pour les emplois de sous-directeurs, chefs de service, experts de haut niveau, directeurs de projet et aussi pour certains hauts emplois dans l’administration déconcentrée. On y est nommé pour une durée limitée de un, deux ou trois ans, selon que l’on est, ou non, primonommé. Le 8 avril, le Président a donc indiqué qu’il voulait étendre le périmètre de ces emplois. Dans son discours, le chef de l’État a laissé entendre que les corps techniques ne seraient pas, à ce stade, concernés. Tout le week-end suivant ce discours présidentiel, les hauts fonctionnaires n’ont eu qu’une seule question : qui est visé ? Pour l’heure, rien n’a filtré. Plusieurs objectifs peuvent être recherchés : diminuer le nombre de corps de la haute fonction publique ou flexibiliser certains emplois sans qu’il soit besoin de supprimer des corps.

Il peut s’agir de fonctionnaliser les corps d’inspection et de contrôle interministériels en les transformant en services avec un accès par la voie du détachement. Et ce pour lutter contre le phénomène des “rentes à vie”, comme y incitait le rapport Thiriez. Il peut aussi s’agir d’étendre cette logique d’emploi dans les directions d’administration centrale, par exemple pour les chefs de bureau positionnés en dessous des sous-directeurs, ou des emplois inférieurs de ce type. Les postes n’y sont aujourd’hui pas pourvus pour une durée limitée.

Un projet et des cibles non explicités

Dans un tout autre registre, le Président peut aussi vouloir cibler les emplois du “top management”, dits à la décision du gouvernement, pourvus pour l’essentiel en Conseil des ministres et qui ne font l’objet d’aucune considération de durée (directeurs d’administration centrale, préfets, ambassadeurs, etc.). Dans ce dernier cas, quels seraient les objectifs, sachant qu’ils jouissent déjà d’un régime dérogatoire au statut de la fonction publique ? Le politique peut en effet congédier leurs titulaires à tout moment, sans autre motif que l’opportunité politique. Veut-on que les fonctionnaires nommés sur des emplois à la décision du gouvernement le soient désormais aussi pour une durée limitée du fait de la fonctionnalisation ? Le pouvoir pourrait toujours congédier le titulaire même avant la limite prévue, mais le Président et son gouvernement devraient obligatoirement discuter de son renouvellement, avec une obligation de rendez-vous régulier que sous-tend la durée.

“C’est peut-être la leçon que Macron tire de son début de quinquennat, note l’un des plus grands experts de la fonction publique. Pendant sa campagne, il avait promis un passage en revue des directeurs d’administration centrale en fonction des objectifs de politiques publiques mais cela ne s’est pas fait de manière lisible, claire et efficace, sans doute du fait d’une appréciation différente entre l’équipe d’Emmanuel Macron et celle d’Édouard Philippe. Cela a conduit à déstabiliser tous les directeurs saufs quelques « happy few » proches du pouvoir, mis au courant de leur reconduction. Les autres n’étaient pas au courant et leurs écosystèmes encore moins. Avec à la clé, inefficacité et réflexes technocratiques.”

Soupçons de politisation

Selon cet expert réputé, Emmanuel Macron pourrait être tenté de penser que, pour que les choses changent, il faut provoquer un débat automatique entre l’Élysée, Matignon et les ministres en forçant à des rendez-vous réguliers. Et habiller cela par de la fonctionnalisation juridique. Bref, dans cette hypothèse, la manœuvre serait davantage le fruit de rapports de force feutrés au sommet de l’État que de considérations idéologiques en matière de fonction publique. Encore que, par son rapport au temps, la fonctionnalisation à ce niveau de l’État renforcerait aussi la logique de contrats et d’objectifs pour cette strate du “top management”.

Quelle que soit la cible visée, une critique se profile déjà, celle de la politisation, nourrie de la tension induite par la durée limitée de fonctions et la logique de renouvellement régulier du titulaire de l’emploi. L’argument classique brandi par les conservateurs à chaque fois qu’ils veulent disqualifier un avant-projet de réforme dans la haute administration visant à promouvoir une fonction publique d’emploi plutôt que de statut. Ce fut par exemple le cas à la fin de la Présidence Sarkozy lors de l’instauration du grade à accès fonctionnel (Graf) pour le corps des administrateurs civils, source d’une bataille homérique en justice (vaine) et d’accusations de copinage politique. Pour éviter la sortie de route, le pouvoir macronien devra répondre rapidement à ces critiques en précisant les cibles et les objectifs, sous peine d’alimenter la grogne. Dans le climat contestataire actuel, une bataille d’image peut vite être perdue.

“Nous voilà ramenés au niveau des Américains et Sud-Américains, tonne un haut fonctionnaire opposé à la réforme. Finie l’administration basée sur la compétence, vive le règne du piston !”

Quid des corps d’inspection ?

À ce stade, aucune indication ne permet de dire que tel ou tel corps sera supprimé. Dans son rapport, remis en février 2020, Frédéric Thiriez avait estimé que la fonctionnalisation était tout à fait souhaitable et réalisable pour les corps d’inspection. Les inspections avaient, elles, sans surprise, unanimement formulé leur opposition durant la rédaction du rapport, estimant que la fonctionnalisation compromettrait l’indépendance de jugement de leurs membres, laquelle conditionnerait l’objectivité des rapports et la pertinence des propositions de réforme qu’elles sont conduites à faire à leurs ministres de tutelle.

Pour sauver leur peau, les inspections avaient aussi alerté sur le risque de perte d’expertise métier induit par ce système. Le 8 avril, le Président a cité le cas de ces inspections dans le paragraphe du discours décrivant l’entrée dans les grands corps organisée par le nouveau système. Est-ce à dire qu’elles ont gagné la partie ? Prudence, le coup de pied de l’âne n’est jamais bien loin.

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