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Emmanuel Millard : “Certains postes dans l’administration ne sont pas publiés car ils sont déjà préemptés”

Le président du Réseau national des directeurs financiers du privé et du public appelle à ouvrir davantage les postes d’encadrement supérieur de l’État aux cadres du secteur privé, comme le prévoit la loi de transformation de la fonction publique de 2019. Il dénonce les “freins de certaines administrations”.

Vous aviez été auditionné par Frédéric Thiriez à l’occasion de l’élaboration de son rapport en 2019. Que pensez-vous aujourd’hui de la réforme de la haute fonction publique actée par le gouvernement ? 
Tout d’abord, la DFCG, le réseau national des dirigeants financiers du privé et du public, première organisation professionnelle en France forte de près de 40 000 participants, ne souhaitait pas la disparition de l’ENA. Nous avions plaidé, comme d’autres, pour la fin de l’accès direct aux grands corps, avec une période probatoire d’expérience comme cela se fait en entreprise pour gravir les échelons. Et ce afin de découvrir le terrain, dans les services déconcentrés et d’évoluer, in fine, en fonction des appréciations. Les décisions finalement prises par le gouvernement sont plus mesurées que les pistes du rapport Thiriez, plus iconoclastes. 

Vous réclamiez également d’élargir les promotions de l’ENA…
Oui, nous proposions d’élargir à 200 ou 300 car l’actuel effectif de 80 n’a pas beaucoup de sens. Nous avions aussi proposé d’élargir les cursus à l’entrée. A titre d’exemple, l'ENA se réforme mais Sciences-Po Paris, qui lui fournit une part substantielle de son effectif, semble à la peine pour se réformer. Il faut élargir les origines et compétences d’intégration de l’encadrement supérieur de la fonction publique afin d’atténuer les logiques de corps. Il est important également de maintenir un bon niveau de formation pour les élèves. On ne peut pas devenir préfet, directeur du budget ou directeur général des finances publiques, sans avoir acquis des compétences et une expérience publiques solides. Ce serait absurde de parachuter une personne du secteur privé sur ce type de poste. Il faut être raisonnable. En revanche, il existe d’autres fonctions qui peuvent, me semble-t-il, être assumées par des personnes qui n’auraient pas accompli un parcours exclusivement dans la fonction publique. 

L’absence de chiffres témoigne d’un certain embarras.


Que pensez-vous de l’ouverture des postes de direction aux contractuels, comme prévu dans la loi d’août 2019 ? 
Nous avons soutenu cette loi de transformation de la fonction publique. Mais la réalité, c’est que nous ne savons pas où nous en sommes, alors que la loi est extrêmement claire là-dessus. Plusieurs milliers d’emplois sont ouverts dans les trois fonctions publiques. L’absence de chiffres témoigne d’un certain embarras. Nous savons que de nombreux de cadres du privé ont postulé sans succès sur ces types d’emplois. Emplois qui ont in fine été pourvus par de hauts fonctionnaires. Par ailleurs, contrairement à ce que prévoit la règlementation, ces postes ne font pas toujours l’objet d’une publication sur le portail de la fonction publique. Certains postes ne sont pas publiés car ils sont déjà préemptés. Les objectifs assignés ne semblent donc pas atteints. Il n’existe pas d’instrument de contrôle : le nombre de postes effectivement ouverts, le taux de transformation d’un candidat du privé sur un poste A+…. Depuis plusieurs mois déjà, la DFCG demande, sans relâche mais sans succès, un bilan de l’application de cette loi. Une de mes missions à la DFCG, c’est de rapprocher public et privé et de favoriser les ponts dans les deux sens. C’est d’ailleurs la première fois qu’une personnalité au parcours public-privé préside l’association*. 

D’où peuvent venir les blocages ? Les gens du privé sont-ils intéressés ? 
Il y a probablement encore des freins de certaines administrations. Entre un cadre supérieur ou dirigeant du privé et un haut fonctionnaire, il y a peut-être encore, dans certaines situations, une préférence au candidat du public. Il existe un vivier de candidats issus du privé intéressés avec une culture public privé. Là-dessus, on n’a pas complètement transformé l’essai. Cette loi doit être appliquée.

Le renforcement du cadre déontologique peut freiner l’attractivité car il pourrait inciter les candidats du privé à anticiper la question de leur retour en entreprise à l’issu du contrat. Quel discours doit tenir l’État ?  
La question se pose autant pour les cadres du privé que l’on souhaite recruter que les hauts fonctionnaires qui aspirent pour certains à partir dans le privé. La question est peut-être plus difficile à résoudre pour un cadre du privé mais l’administration doit aussi gérer la carrière de ses hauts fonctionnaires, rendue plus complexe à partir de 45-50 ans. La pyramide est inversée. On peut comprendre cet impératif mais en même temps, une loi a été votée pour permettre ces parcours.  

Les parcours linéaires n’existent plus, y compris dans la haute fonction publique.


Qu’est-ce qui donne envie à un cadre supérieur du privé de postuler sur un emploi public ? 
Aujourd'hui, les parcours sont moins linéaires qu'autrefois. On trouve de moins en moins de cadres prêts à faire toute leur carrière dans la même entreprise. Cela n’existe pratiquement plus : on est davantage dans une logique d’enrichissement du parcours, avec éventuellement des expériences à la marge qui vont nécessiter un investissement différent de la part du cadre. L’esprit de cette loi est positif :  faire se rencontrer des cultures et des mondes différents. Transformer l’action publique, c’est aussi ça. Les parcours linéaires n’existent plus, y compris dans la haute fonction publique. Tous les agents publics que je côtoie dans de ma vie professionnelle ont des parcours divers.  

Le recrutement en CDD freine-t-il l’attractivité et la sélectivité ? 
C’est une vraie question mais je ne suis pas certain que cela soit une contrainte. Quand on répond à une annonce, on sait qu’il s’agit d’un contrat de 3 ans éventuellement renouvelable. Il n’y a pas de surprise. Une expérience de 3 ans ou 6 ans sur des fonctions d’encadrement et de direction dans des environnements complexes, c’est déjà beaucoup sur un CV. Soyons clairs : nous ne demandons pas la CDisation. Mais il est vrai que le CDD peut dissuader certaines personnes. Tout dépend des logiques de carrières, de l’expérience, de l'âge, du moment de la carrière au cours duquel le cadre du privé va réfléchir à un saut dans le public. Mais vous avez raison, la logique du CDD pourrait aussi tirer vers le bas le niveau des candidatures des cadres dirigeants et supérieurs du privé. Cela étant, les candidats sont en règle générale de bon niveau et plutôt bien dans le profil et l’expérience des postes recherchés.  

La haute administration n’intériorise-t-elle pas ce risque d’une moindre sélectivité, indépendamment d’une logique de défense du statut ? 
Nous avons une haute fonction publique de grande qualité en France. Il faut le dire. Mais il pourrait exister une tentation d’accorder, au niveau de certains postes d’encadrement ou de direction, entre deux candidats équivalents, l’un issu du public et l’autre du privé, une prime à celui venant du public. C’est pour cela que la procédure de recrutement, les critères de sélection et d’évaluation des candidats, qu’ils viennent du public ou du privé, doivent être incontestables. 

Le salaire du cadre moyen reste plus élevé dans la fonction publique que dans le privé.


La question du salaire est-elle posée ? 
On observe quand même un certain nombre postes de A+, notamment chez les opérateurs de l’État pouvant atteindre ou dépasser 130 000 euros annuels, sans les primes. Il faut arrêter de dire que les cadres du privé sont mieux payés. Un cadre, un secrétaire général ou un directeur général dans une entreprise de taille moyenne est probablement en dessous de ce niveau de salaire, hors primes. Des postes de direction en administration centrale ont récemment été publiés entre 80 000 et 130 000 euros de rémunération de base, en fonction du niveau d’expérience, hors prime. Le privé n’est bien souvent pas capable de s’aligner sur ces niveaux de salaires. Et si vous regardez les études récentes, le salaire du cadre moyen reste plus élevé dans la fonction publique que dans le privé. Sur ces postes d’encadrement supérieur et de direction, la question du niveau de salaire ne se pose donc pas ou peu. Et si l’on parle des très hauts salaires du privé, ils n’iront de toute façon jamais postuler sur ces emplois publics.  

Faudrait-il adapter les recrutements de A+, les promotions de A en A+ ou le nombre de ruptures conventionnelles à concurrence du nombre de contractuels que l’on souhaite embaucher ? 
Je ne suis pas sûr que tout le monde ait bien mesuré, au moment de l’adoption de cette loi de transformation, toutes les conséquences qu’elle entraînerait. On parle de plusieurs de milliers d’emplois ouverts sur le plan juridique. Ce mouvement percute de plein de fouet la gestion prévisionnelle des emplois de l’encadrement supérieur de l’État et la constitution de viviers de fonctionnaires. Tout cela se réfléchit, s’anticipe, s’évalue en principe en amont de la loi...  Enfin, nous avons proposé à la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques de réfléchir à la constitution d’un vivier de cadres supérieurs et dirigeants du secteur privé (à l’instar de ce qui existe pour l’Etat) motivés par le secteur public et pouvant se positionner sur ces postes A+ ainsi que la mise en place de formations spécialisées à la gestion privée afin d’accompagner les cadres du secteur public en reconversion professionnelle. Sans retour à ce jour.

Propos recueillis par Pierre Laberrondo et Bruno Botella
*Emmanuel Millard, expert-comptable-commissaire aux comptes est directeur général du Réseau des écoles de la 2ème chance - Hub de la Réussite. Il a notamment été directeur financier d’Universcience
 

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