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Daniel Keller (AAEENA) : “On peut passer les concours de la fonction publique sans avoir lu Chateaubriand !”

Le président de l’Association des anciens élèves de l’École nationale d’administration (AAENA) revient pour Acteurs publics sur l’intention du gouvernement de réserver aux candidats issus de milieux modestes des voies d’accès aux concours de la haute fonction publique. Il explique aussi pourquoi son association a récemment engagé des actions de promotion de la fonction publique dans des lycées “marginalisés”.

À Trappes, Saint-Denis, Creil ou Pithiviers, votre association est récemment intervenue dans plusieurs lycées pour présenter les métiers de la fonction publique, mais aussi parler de la haute fonction publique. Pourquoi cette initiative ?
Notre association a depuis longtemps fait de l’égalité des chances un thème de combat. Nous intervenions déjà dans le milieu universitaire pour aider les jeunes à s’orienter en lien des avec des associations, comme Réussir aujourd’hui ou Des territoires aux grandes écoles. Mais nous avons considéré qu’il fallait aussi agir en amont, en nouant un contact avec des lycéens, car c’est au lycée qu’une grande partie de l’avenir professionnel se joue. Et il nous a semblé encore plus pertinent d’aller rencontrer des jeunes des lycées qui cumulent divers handicaps de manière à dialoguer avec eux, comme à Creil, Saint-Denis, Trappes ou Pithiviers, pour comprendre leurs espérances et leurs inquiétudes et leur tendre la main.

Que retenez-vous de cette opération dans les lycées ?
Le premier défi que l’on a à relever, c’est celui de l’ignorance et du manque d’information. Nous avons eu le sentiment que les jeunes ne connaissaient pas les métiers de la fonction publique, et ne parlons pas de l’ENA, c’est la planète Mars ! Au-delà de l’intérêt vif que cette démarche a suscité auprès des lycéens, nous avons découvert des jeunes aussi talentueux qu’ailleurs. Contrairement à ce que certains ont tendance à penser, il n’y a pas un “gap” énorme entre un jeune du lycée de La-Plaine-de-Neauphle à Trappes et un jeune du lycée Louis-Le-Grand à Paris. Le problème, c’est que les jeunes des lycées “marginalisés” passent sous les radars de tout ce que la République peut faire en matière de valorisation des métiers de la fonction publique. En quelque sorte, ces jeunes ont intériorisé leur exclusion, et c’est terrible. Il y a donc urgence à leur expliquer qu’il n’y a pas de fatalité, mais pour cela, il faut accompagner ces jeunes et leur permettre de continuer leur parcours sans qu’ils s’enlisent dans une exclusion qui va évidemment, encore et toujours, les marginaliser. D’où notre proposition de “mentorat” pour les accompagner dans la durée et briser leur sentiment d’isolement.

La ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Amélie de Montchalin, dit vouloir réserver des places aux concours de la haute fonction publique à des candidats issus de milieux modestes. Qu’en pensez-vous ?
Une action puissante et rapide est nécessaire. Si l’on attend dix ou quinze ans pour que la situation change, il sera trop tard. Nous sommes dans un état de grande fragilité sociale aujourd’hui et si l’on ne remédie pas aux effets pervers de notre système universitaire ou de sélection des talents, on va au devant de grandes difficultés. En ce sens, et peu importe le terme que l’on va retenir, discrimination positive ou pas, il faut trouver un mécanisme compatible avec les règles de l’égalité républicaine pour que ces jeunes issus de milieux modestes et vivant dans des territoires à l’écart des chemins de l’excellence puissent réussir à amorcer un cercle vertueux. Cela passe notamment par un maillage territorial des préparations aux concours suffisamment ambitieux pour bien couvrir les besoins, d’où qu’ils viennent, sans que l’on soit obligé de venir étudier à Paris, et par des moyens suffisants pour accueillir les élèves les plus méritants.

Les concours doivent encore reposer sur des épreuves écrites nécessitant un bon maniement de la langue et une aptitude au raisonnement.

Réagissant à la proposition de la mission Thiriez de créer un “concours spécial égalité des chances”, vous aviez pourtant déclaré en février dernier : “La discrimination positive, c’est l’égalité au rabais”…
Je le redis. Il ne faut pas faire de concours au rabais dans la fonction publique, ce n’est pas ce que cette jeunesse demande. L’essentiel, c’est de trouver le bon moyen pour que ces jeunes puissent passer le même concours que d’autres jeunes issus d’autres lycées, en bénéficiant, si nécessaire, d’un “coup de pouce”. En cas de réussite, ces jeunes auront aussi une valeur d’exemple vis-à-vis des territoires dont ils sont issus. Ceci sera également un facteur de réconciliation avec ces territoires. 

Quel genre de “coups de pouce” proposez-vous ? 
Nous avons bien compris qu’il n’y avait pas d’obstacle juridique à permettre un accès spécifique à la fonction publique pour les candidats d’origine modeste, mais il faudra que le gouvernement avance avec doigté sur ce sujet. De notre côté, nous restons attachés à la notion du concours et nous pensons nécessaire que tout le monde passe le même concours, ce serait la meilleure voie. S’agissant de la manière dont les jeunes pourraient bénéficier d’un coup de pouce, une bonification des notes, par exemple, pour les élèves issus de territoires ciblés, me semble une bonne idée. 

Ne faut-il pas aussi s’attaquer aux épreuves mêmes des concours, notamment à la dissertation, jugée discriminante ?
C’est, de mon point de vue, un faux débat. Les jeunes que nous avons rencontrés dans les lycées avaient une capacité d’élocution qui laissait entendre une véritable capacité d’écriture n’ayant rien à envier aux autres. On peut passer les concours de la fonction publique sans avoir lu Chateaubriand. Ce n’est pas forcément indispensable, même si c’est un peu dommage. Ce que je crois en revanche, c’est que les concours doivent encore reposer sur des épreuves écrites nécessitant un bon maniement de la langue et une aptitude au raisonnement. Au-delà, sur cette problématique des épreuves, le vrai défi réside dans la nécessaire rationalisation des concours de la fonction publique. 

Pourquoi faut-il rationaliser ces concours ?
Il y a aujourd’hui insuffisamment de banques d’épreuves communes. Les concours sélectionnent globalement sur les mêmes thématiques, mais restent chacun organisés séparément. Outre une rationalisation, l’organisation de banques d’épreuves communes permettra de démultiplier les chances de réussite et donc les possibilités d’intégrer une école de la fonction publique, dans un souci, notamment, d’égalité des chances. Beaucoup de grandes écoles l’ont déjà fait, les écoles de commerce ou d’ingénieurs, par exemple. Mais il faut reconnaître que les écoles du secteur public sont encore en retrait. Cela tient à leur fonctionnement en silos et à leur très fort esprit statutaire, qu’il faut aujourd’hui combattre. 

Propos recueillis par Bastien Scordia 

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