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Christiane Taubira : “La planification est redevenue très moderne !”

Réforme de l’État, relations des citoyens aux services publics, gestion des ressources humaines, cadre budgétaire… Dans une interview écrite, réalisée en partenariat avec le Cercle de la réforme de l’État, la candidate à l’élection présidentielle Christiane Taubira détaille sa vision de l’État et des services publics.

Quelle devrait être pour vous la place de la puissance publique par rapport aux autres acteurs dans la société ?    
Dans notre République, le premier acteur est le citoyen. À ce titre, le service public est le bien commun des citoyens. Il s’est construit par l’expression de nos choix et de nos préférences démocratiques. Chaque citoyen doit se retrouver dans la promesse républicaine et se sentir considéré. Nous en sommes loin : les inégalités territoriales, scolaires, numériques fracturent le pays. Face aux immenses défis que nous affrontons, la lutte contre les inégalités ou la transition écologique, il faut réussir à transformer l’action de la puissance publique mais aussi à mobiliser la société. Les deux vont ensemble. Sans les associations, les ONG, les initiatives citoyennes, les communautés professionnelles, les syndicats, nous courrons à… l’impuissance publique.
 
La crise sanitaire a renforcé l’État comme acteur central de la puissance publique. Pour vous, est-ce une parenthèse ou en ferez-vous un axe durable ?
Cette période difficile a montré le besoin d’État et de protections collectives. Les services publics nous protègent. Les agents publics ont été sous une pression terrible, en particulier dans le monde hospitalier, et ils ont fait face. La crise a montré les limites et les failles de l’État tel qu’il est. Il ne sort pas « renforcé » mais interrogé, et doit se remettre en cause. Les dispositifs d’anticipation, de préparation à la pandémie ont failli. La gestion très verticale de la crise et sa communication, en particulier dans sa première année, ont plutôt infantilisé la relation avec les citoyens. Si l’on veut renforcer l’État, il va falloir de très sérieux retours d’expériences – ils sont impossibles jusqu’ici – et en tirer les leçons.

Chaque territoire correspondant à un bassin de vie aura le droit à la présence garantie d’un socle de services publics, à commencer par l’école, la santé, l’accès aux services administratifs et aux organismes sociaux.

 
Pour vous, que devrait être la réforme de l’État ? Parmi les réformes souhaitables dans l’État, lesquelles mèneriez-vous en priorité au cours des cinq prochaines années ? 
Il faut accentuer la modernisation de nos fonctions publiques en les ouvrant plus aux usagers, en les décloisonnant, en les rajeunissant, en démocratisant l’entrée dans les grandes écoles de la République par une révision des concours et en facilitant l’accès des femmes aux postes à responsabilités, en transformant le management, encore très vertical et archaïque, en intégrant des citoyens tirés au sort dans les commissions de déontologie.
 
Comment feriez-vous pour concevoir les réformes à réaliser dans l’État (recours à des experts, « comitologie », consultation citoyenne, consultation des agents publics…) ?
Dans le prolongement du thème de l’enquête, cher à John Dewey*, il faut interroger les citoyens sur les grands enjeux. Leur maturité est telle qu’ils enrichiront puissamment les débats et qu’ils revitaliseront la parole des corps intermédiaires, qui risque de se recroqueviller quand elle n’est pas percutée par l’expression des personnes en chair et en os. Les conventions citoyennes, les agoras en préalable aux grands projets sont indispensables.

À quelles attentes actuelles des citoyens l’État doit-il répondre prioritairement ?  
Restaurer la confiance des citoyens envers les décideurs publics devient une ardente nécessité. Ceux-ci sont jugés sur l’écart qui existe trop souvent entre le discours et les actes.

Que feriez-vous pour que l’État soit à même de conduire les grandes transitions ? 
Il est stratégique pour la réussite du quinquennat de poser les termes d’un contrat social avec les plus de 5,6 millions d’agents publics, avec leurs représentants, mais aussi avec le pays lui-même dès la première année de mandature.

La focalisation sur le niveau des dépenses publiques ne permet pas de rendre compte des dépenses totales engagées pour une politique. Quand ce n’est pas l’État qui paye, c’est le citoyen qui le fait directement.


 
Comment ferez-vous pour concilier l’aspiration à la différenciation territoriale et l’impératif d’égalité et d’équité ?
J’appelle à conquérir une égalité territoriale réelle : chaque territoire correspondant à un bassin de vie aura le droit à la présence garantie d’un socle de services publics, à commencer par l’école, la santé, l’accès aux services administratifs et aux organismes sociaux. Cette norme, fixée par la loi, pourra être opposée à toute fermeture. Je défends l’idée de ce « bouclier public », dans les quartiers comme dans le monde rural. Quand le statu quo n’a plus de sens, et que les habitants valident les changements, ne soyons pas conservateurs. Mais les fermetures brutales démoralisent dans nos territoires. Nous créerons aussi des « Territoires prioritaires d’actions publiques » pour coordonner l’action de l’ensemble des services publics sur les territoires qui en ont le plus besoin. Une chambre d’équité territoriale sera l’arbitre des décisions. Voilà une mission que la Cour des comptes pourrait également s’imposer dans ses rapports…

Comment faut-il, selon vous, réarticuler les politiques territoriales ? Y a-t-il lieu de modifier les compétences ? Si oui, dans quels domaines, selon quels principes de décentralisation ?
J’observe une forte régression des politiques contractuelles. L’État n’hésite pas à signer avec les territoires des contrats sans aucune enveloppe financière nouvelle, recyclant à l’infini les mêmes dotations. C’est le cas des actuels contrats de relance et de transition écologique.
Les maires, les exécutifs locaux m’alertent sur le formalisme et le manque d’imagination dans l’élaboration des projets initiés par l’État et qu’ils sont obligés d’endosser au pas de charge. Comme s’il fallait à tout prix signer ces contrats avant l’élection présidentielle… Ce qui domine, c’est le besoin d’un inventaire intelligent, sans esprit de lobby ni dogmatisme, de l’État, des collectivités et des relations avec l’État. Hors des fonctions régaliennes, l’État doit d’abord accompagner et stimuler les initiatives locales.
Pour les grands chantiers nationaux de la transition écologique et énergétique, il doit planifier et contracter, en créant du débat local. Comment expliquer notre retard dans les énergies renouvelables ? Il est sans doute dû à EDF et à Total, mais aussi au manque de méthode de l’État dans la conduite de ces changements. L’exemple des parcs éoliens, mal pensés et empêchés, est dramatique.

Pour ce qui concerne les services de l’État lui-même, apporteriez-vous des changements aux caractéristiques actuelles de la déconcentration ? Aux relations entre autorités déconcentrées et collectivités territoriales ? À la liaison avec les territoires, aux modes de relations et de fonctionnement entre État et territoires ?  
Il faut travailler sur une articulation plus fluide entre les différents niveaux de l’action de l’État : national, régional et départemental. C’est une condition d’une efficacité accrue des politiques publiques. Les services déconcentrés ont fondu en vingt ans, leur capacité d’ingénierie s’est rétractée. Les corps techniques ont perdu une part de leurs métiers.
Pourtant, l’État raisonne encore plus en tutelle qu’en partenaire. Il est urgent d’inventer la préfecture du XXIe siècle, ouverte et créative, ce qui n’empêche rien de l’exercice de l’autorité quand il le faut.

Que feriez-vous pour améliorer la capacité d’anticipation et de prospective de l’État pour prévenir les crises sociales, sanitaires et écologiques notamment, et y faire face ? 
La planification est redevenue très moderne ! Elle doit être engagée dans une logique de cercles vertueux : avec des actions de court terme (accroissement de l’autonomie des agents publics au quotidien) qui permettent aussi d’assumer les actions de planification. La création d’un ministère du Futur, comme en Suède, serait la bienvenue. Dans ces domaines, il faut de l’innovation au long cours, de l’expérimentation, l’appui des chercheurs, l’intelligence du terrain… Le contraire de l’État en surplomb, dispensant ses injonctions.
 
Que ferez-vous pour assurer la proximité des services publics pour leurs usagers, et dans leur diversité ?
Quelques exemples dans un domaine qui ne peut rester en panne d’imagination : ne pas miser sur le tout-numérique ; s’assurer de la présence de médiateurs auprès des jeunes, des personnes âgées et isolées ; organiser un contrôle citoyen dans les services publics, à commencer par les hôpitaux et les Ehpad ; réinventer la police de proximité.

La vassalisation du Parlement dans l’essentiel de son activité s’aggrave. La séparation des pouvoirs est à reconquérir.

Peut-on produire la norme différemment : le triptyque gouvernement-Conseil d’État-Parlement fonctionne-t-il correctement ?  
D’abord, le citoyen n’y a aucune place. La démocratie purement représentative est au bout d’un cycle. Conférences citoyennes, élaboration collaborative de la loi, droit à expérimenter (comme l’ont montré les lois « Territoires zéro chômeur »…) doivent devenir la règle de la fabrique de la loi. Ensuite, la vassalisation du Parlement dans l’essentiel de son activité s’aggrave. La séparation des pouvoirs est à reconquérir.
 
Face à une société et des entreprises qui réclament autant de la norme qu’elles la rejettent, que feriez-vous pour la simplification et pour qu’elle ne demeure pas ponctuelle ?  
La puissance publique à la française apporte tous les jours aux acteurs du privé beaucoup plus que dans les autres pays, sans qu’ils s’en rendent toujours compte. Je veux que cela continue et s’améliore encore. L’entrepreneur privé bénéficie en France de possibilités d’études sans lourd endettement à la clé, bénéficie de réseaux de transports publics, de connexions Internet et de hautes technologies très performantes et peu coûteuses, et d’avoir des salariés protégés par un système de santé accessible et de haute qualité. Mais la puissance publique peut et doit se ressourcer auprès des entrepreneurs et de l’ensemble de la société. L’État est en effet trop souvent en retard sur les initiatives des citoyens.
 
Doit-on aller plus loin dans la numérisation des services publics ? Faut-il donner la priorité à l’humanisation et comment ?
On doit surtout lutter contre la fracture et l’exclusion numériques et ne pas considérer que la machine, le robot remplacent l’humain. Les rapports humains ne peuvent être abolis, ils sont essentiels. Le double accès doit être maintenu encore longtemps, l’expérience vécue et les études de sociologues le montrent très bien.
 
La décision publique est de plus en plus contestée et incomprise. Que ferez-vous pour inverser la tendance ? 
Il y a une culture nouvelle de l’expérimentation, de l’évaluation et de l’innovation publique à propulser. La puissance publique peut se ressourcer auprès de la société. Il n’y a pas de réforme possible sans association et recherche du consentement public. Cette interaction doit et peut être féconde. Sinon, nous nous retrouverons une fois de plus confrontés au même problème : le cercle de ceux qui décident est très éloigné de ceux qui subissent les décisions.

Tous les gouvernements ont, depuis la crise de 2009, survalorisé l’importance non plus d’une justification des crédits, mais d’une réduction du déficit public. 

 
Faut-il revoir le temps de travail des agents publics ?
Il faut surtout que nous donnions aux agents les moyens de travailler. Cela passe notamment par un plan d’amélioration des conditions de travail, notamment à l’hôpital, où le chantier de l’organisation du travail sera ouvert, en lien avec la remise en cause de la tarification à l’activité. Je suis très marquée, lors de mes visites aux agents publics, par les urgences sociales : la prévention de la pénibilité et du burn-out, par le renforcement de la médecine du travail au sein de la fonction publique. Nous devrons faire aussi un effort de formation significatif pour renforcer les compétences, anticiper les besoins et développer les parcours professionnels des agents publics. Parce que, dans tous ces domaines, l’employeur public doit être exemplaire.
 
Les syndicats ont perdu beaucoup de leur influence. Le dialogue social doit-il entrer dans une relation essentiellement directe entre employeurs et agents publics ?
Nos choix ne résulteront pas d’une réflexion entre soi, concoctée à Bercy, mais d’une vraie concertation entre les forces vives du pays. Et la démocratie d’expression doit être mise en œuvre pour que les syndicats, les directions des administrations, les associations, etc., soient incités à sortir de leur zone de confort et délivrent, stimulés par des paroles citoyennes authentiques, le meilleur d’eux-mêmes.
 
Voulez-vous modifier l’équilibre actuel entre fonctionnaires et contractuels ? Quantitativement ? Quant aux responsabilités ? Quant aux expertises ? Dans quels domaines ? La dualisation de la fonction publique (statut-contrat) constitue-t-elle un modèle probant sur le long terme ou induit-elle un modèle à plusieurs vitesses ?  
Avant la fin de cette année, j’ouvrirai un chantier de plusieurs mois : les assises nationales et territoriales sur l’avenir des services publics, et de la fonction publique qui l’incarne. Il s’agit ni plus ni moins que de retrouver le sens du service public.
Parmi les thèmes à aborder :
- le périmètre du service public, la répartition des missions entre collectivités publiques ; à l’État, répartition entre le national et le territorial ; pour le monde de la santé, la place respective du service public et de la médecine de ville ; la place du service public délégué aux associations…
- les objectifs et missions des fonctionnaires, une meilleure gestion et l’anticipation nécessaire pour définir les effectifs et les compétences nécessaires sur les cinq années.
 
Quels seront vos axes majeurs pour améliorer la confiance entre l’État employeur et ses agents et que ferez-vous concrètement ?
Jeposerai la question du renforcement des fonctions d’inspection et de contrôle à l’État au regard des attentes de justice et de protection des citoyens.

La réforme des corps est bâclée, nous la reprendrons.

Sur le sujet de la réforme de la haute fonction publique qui a été engagée, quelles seront vos orientations et les étapes que vous voudrez franchir rapidement ? Plus globalement, que ferez-vous en matière de gestion des ressources humaines pour la haute fonction publique ?  Quelles mesures prendrez-vous pour redresser l’attractivité des trois fonctions publiques ?
Avant d’aller plus loin, je ferai ce que le Président sortant a manqué : un travail de fond, partagé, nourri de multiples expériences. La réforme des corps est bâclée, nous la reprendrons. Mais surtout, je demanderai que la formation dans l’ensemble de la fonction publique soit pensée en fonction des besoins réels de la société. Aujourd’hui, elle favorise la reproduction, le mimétisme et la docilité. Le pays a besoin d’innovation, d’ouverture et d’hybridation des cultures pour travailler à l’égalité, à anticiper les changements immenses que la transition écologique exige désormais.
 
Compte tenu des contraintes budgétaires des prochaines années, dans quel cadrage budgétaire inscririez-vous le rôle de l’État et sa réforme ?
Ce ne sont pas aux contraintes budgétaires de déterminer le rôle de l’État, ni le périmètre de ses missions, qui servent l’intérêt général. Nous avons constaté pendant la crise combien les réformes récentes de l’hôpital public, guidées par les seuls impératifs budgétaires, avaient fragilisé nos services publics. Pendant la crise, c’est bien la dépense publique qui a permis de sauver notre économie et de préserver les emplois, et le consensus a été large entre tous les décideurs européens. Il est des circonstances, et le défi climatique en fait partie, dans lesquelles la dépense publique est plus efficace que la dépense privée. Mais je n’ignore pas que le coût de l’endettement d’aujourd’hui pèsera, en partie au moins, sur les générations futures. Il me semble donc qu’il faut réfléchir davantage à la qualité de la dépense publique, dans le cadre qui sera discuté avec nos partenaires européens, pour privilégier les dépenses nécessaires au bien commun et à la construction de l’avenir. Tous les gouvernements ont, depuis la crise de 2009, survalorisé l’importance non plus d’une justification des crédits, mais d’une réduction du déficit public. 
La priorité donnée à la réduction de la dépense publique repose sur plusieurs arguments. Le premier est d’ordre économique : la réduction de la dépense publique serait favorable à la croissance. Or il n’existe aucun consensus économique sur le lien entre niveau de dépense publique et croissance économique. Le deuxième argument est d’ordre juridique, puisque la France est (était ?) contrainte par les traités européens à respecter des règles budgétaires concernant son déficit public et son niveau de dette. Les règles européennes, si rigides soient-elles, ne contraignent pas directement la dépense publique. Elles prohibent les déficits publics « excessifs » et imposent que la France améliore chaque année son solde structurel jusqu’à atteindre un objectif de moyen terme. Ces deux objectifs peuvent être aussi bien obtenus en augmentant les recettes qu’en diminuant les dépenses. Il n’y a donc aucune obligation juridique européenne à la réduction de la dépense.

Comment jugez-vous le niveau actuel de la dépense publique par rapport au PIB ?
Il est vrai que la crise actuelle a induit une forte hausse des dépenses publiques. C’était nécessaire pour soutenir l’économie, la société, même si les choix auraient pu être différents dans les publics à soutenir prioritairement ou les contreparties à attendre des entreprises. Mais cela n’a pas de sens de juger le niveau de dépenses publiques de manière abstraite. On dit souvent la France « championne des dépenses publiques », mais ce qui compte, c’est d’identifier les politiques publiques prises en charge par ces dépenses collectives. La focalisation sur le niveau des dépenses publiques ne permet pas de rendre compte des dépenses totales engagées pour une politique. Quand ce n’est pas l’État qui paye, c’est le citoyen qui le fait directement. En matière de santé, par exemple : aux États-Unis, les dépenses publiques sont faibles, mais le citoyen américain paye deux fois plus que le citoyen français, pour une espérance de vie nettement moindre. On le dit moins, mais les Allemands dépensent aussi davantage en direct pour leur santé que les Français.

* Psychologue, philosophe et pédagogue américain (1859-1952) tenant du courant du pragmatisme.

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