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Christian Rodriguez : “Affronter des crises devient un mode d’action permanent de la gendarmerie”

Dans un entretien à Acteurs publics, le directeur général de la gendarmerie nationale, le général d’armée Christian Rodriguez, décrit les multiples conséquences, actuelles et à venir, de la crise sanitaire sur son administration. Il revient entre autres sur l’opération “#RépondrePrésent”, mise en place pour venir en aide à la population notamment lors du confinement, et sur les défis que devra relever la gendarmerie nationale, en particulier en matière de numérique et de recrutement. Il détaille aussi les enjeux du nouveau Centre national des opérations, opérationnel en 2021. 

Comment la crise sanitaire a-t-elle impacté votre organisation ?
La crise sanitaire que nous traversons depuis plusieurs mois maintenant – une crise sans précédent qui a connu son paroxysme durant le confinement – a imposé à la gendarmerie de s’adapter, de repenser ses modes d’action afin de continuer à remplir la mission de service public avec efficacité, en proximité et en confiance, dans un contexte inédit. Sous l’autorité du ministre de l’Intérieur, nous faisons face parce que la maison travaille de longue date à tenir bon quelles que soient les circonstances. Cela fait partie de son ADN. Avec un peu de recul et l’humilité qu’exige une telle situation, nous tirons aujourd’hui de premiers enseignements et restons vigilants, car la situation est toujours évolutive. À ce stade, je fais d’ores et déjà 3 constats.  
Le premier : l’engagement exceptionnel dont font preuve nos personnels, tous statuts et grades confondus, est déterminant. Depuis le début de la crise, nous œuvrons quotidiennement aux côtés des policiers, des sapeurs-pompiers, des agents hospitaliers, du personnel médical. J’en profite d’ailleurs pour saluer leur dévouement. Dès le début du confinement et pendant toute sa durée, 60 000 à 65 000 personnels de la gendarmerie ont été mobilisés chaque jour, 3 700 élèves gendarmes en formation dans les écoles ont été déployés sur le terrain en moins de 72 heures afin de renforcer les unités. Le taux d’attrition de nos effectifs a été presque nul. L’extraordinaire disponibilité dont ont fait preuve les gendarmes s’explique aussi par l’application stricte des règles sanitaires et la réorganisation du service et des espaces de travail visant à limiter les contacts. En outre, je tiens à souligner l’ingéniosité de nos gendarmes. Des dispositifs de protection ont été inventés, conçus et utilisés par les militaires eux-mêmes. J’ai en mémoire notamment le cas de visières créées à l’aide d’imprimantes 3D. Mais je pense également à la “Covid box”, un laboratoire modulaire mobile abrité dans un container, opérationnel en quelques heures, capable de réaliser 500 analyses par jour. Nous en avons déployé 2 à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle au début du mois d’août.
Je tiens à le souligner à nouveau, nos personnels ont été et sont formidables. La capacité opérationnelle de la gendarmerie repose sur son statut militaire, sur son capital humain et le principe d’un logement imposé en caserne, qui nous permet d’être implantés et de vivre quotidiennement au contact de la population que nous servons, tant dans les zones urbaines que dans la profondeur des territoires. L’état d’esprit de nos personnels d’active et de réserve est tourné naturellement vers la nation et le service d’autrui. Nous avons également fait face parce que nous avons su sortir du cadre habituel de notre action. Nous avons ainsi défini deux axes de travail distincts : le respect des mesures du confinement et la nouvelle offre de services – à construire localement – pour répondre aux besoins spécifiques des territoires. La première de nos missions – indispensable –, sous l’autorité des préfets, consistait donc à faire respecter les mesures de confinement afin de limiter la propagation du virus et ainsi à assurer la protection sanitaire de la population. Cette mission, en apparence simple, a nécessité une forte présence sur le territoire, dans la profondeur et dans la durée. Elle a exigé de faire preuve, à la fois, de discernement et de fermeté, afin de trouver un équilibre entre prévention et répression.
Notre deuxième axe d’effort, au-delà de nos missions habituelles, a recouvert le champ de l’accompagnement humain et du soutien logistique, dans les territoires, au plus près de la population, en particulier des plus fragiles et isolés. C’est ainsi qu’a pris forme l’opération “#RépondrePrésent” : une posture globale relevant plus d’un état d’esprit, d’une éthique que d’une mission stricto sensu. Ainsi, plus de 2 millions de missions de proximité ont été menées durant le confinement, 140 000 élus ont été accompagnés, 50 000 seniors contactés, plus de 4 000 victimes de violences intrafamiliales rappelées, 6 500 inscriptions à l’opération “Tranquillité entreprises et commerces” [équivalent de l’opération “Tranquillité vacances” à destination des particuliers, ndlr], près de 32 000 entreprises industrielles sensibilisées aux cybermenaces, dont 3 000 établissements de santé, et les exemples sont encore nombreux. Quand on évoque l’opération “#RépondrePrésent”, j’ai en tête plusieurs images : celle des gendarmes qui viennent en aide à des personnes âgées habitant des secteurs isolés en Corse, en leur apportant à domicile, durant le confinement, leur prescription médicale. Mais je me souviens également d’une très belle image, prise dans le cirque de Mafate, à La Réunion. Les gendarmes y apportaient les devoirs en hélicoptère à des enfants résidant dans un secteur difficile d’accès. Les exemples de cette nature fourmillent.  
Enfin, nous avons tenu grâce au savoir-faire de notre soutien logistique qui a été précieux pendant la crise. Au sein de notre Institution, nous possédons une pépite : le corps de soutien de la gendarmerie nationale, qui a fait partie des héros anonymes de ce confinement. Nos logisticiens ont été présents sur tous les fronts, à chaque instant, en garantissant l’approvisionnement sur le terrain, dans la profondeur des territoires.

Nous devons pouvoir passer immédiatement d’une posture du quotidien à une posture de crise. C’est dans cet esprit que nous allons créer un « centre national des opérations », opérationnel en permanence dès 2021, qui sera dédié à la réflexion, à l’anticipation, à la planification et à la conduite de gestion de crise.

Comment la crise que nous vivons va-t-elle impacter votre organisation dans l’avenir ?
En premier lieu, l’état d’esprit de l’opération “#RépondrePrésent” doit continuer au-delà de la crise. C’est ma conception profonde de notre métier. L’aide à la population est le cœur de l’action du gendarme et sa raison d’être. C’est à travers cela que la notion de service public prend tout son sens. Cette aide apportée aux populations en temps de crise doit constituer un réflexe pour le gendarme au prochain coup dur et, plus encore, guider son action au quotidien. En second lieu, nous adaptons en permanence l’organisation de la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) pour nous tenir prêts à affronter des crises qui, malheureusement, deviennent un mode d’action permanent. L’époque veut cela, nous devons donc nous préparer à y faire face. Nous devons pouvoir passer immédiatement d’une posture du quotidien à une posture de crise. C’est dans cet esprit que nous allons créer un “centre national des opérations”, opérationnel en permanence dès 2021, qui sera dédié à la réflexion, à l’anticipation, à la planification et à la conduite de gestion de crise.
Pour être complet et concret, dans le contexte récent de résurgence du Covid-19, la nécessité de faire respecter les consignes sanitaires pour limiter la propagation de l’épidémie et protéger la population nous impose à nouveau d’adapter notre dispositif opérationnel, avec réactivité. C’est dans cet esprit que nous venons de créer 300 détachements d’appui territorial (DAT). Ce sont des unités supplémentaires composées de réservistes, dont la mission est d’appuyer, dans chaque département, le travail des unités de gendarmerie. Ils sont 1 200 sur le territoire métropolitain et d’outre-mer et ils veillent, notamment, au respect du port du masque dans les zones d’affluence, conformément aux dispositions prises localement par arrêtés des préfets.  

Comment vos personnels ont-ils vécu cette séquence : quel accompagnement, quel management ont-ils été mis en place ? Et quelle utilisation du travail à distance pour les personnels hors terrain ?
Ma volonté première, au cours de la crise, a été d’accroître au maximum la liberté d’action de mes chefs territoriaux et de mes gendarmes. C’est ce qui a été un facteur de gain de temps et de justesse dans l’analyse, et dans la réponse apportée sur le terrain. C’est un mouvement que nous avons initié depuis plusieurs années et que la crise du Covid-19 a renforcé. La DGGN donne le cap et transmet les lignes d’opérations. Le terrain se les approprie et les déploie au plus près des besoins locaux. L’opération “#RépondrePrésent” n’aurait d’ailleurs été ni efficace ni même concevable autrement. Le système de concertation interne a également joué un rôle fondamental. Il a constitué un véritable atout dans la résilience dont ont fait preuve les personnels, en épaulant l’institution à chaque étape et en contribuant à la gestion de crise en formulant des propositions et en faisant remonter les difficultés.
Ce qui a en outre été capital sur le plan humain, c’est l’extraordinaire solidarité dont on fait preuve nos gendarmes entre eux, dans le cadre professionnel autant que dans la sphère privée. Décloisonnant les missions, avec un sens du collectif hors du commun, les gendarmes se sont épaulés mutuellement et ont ainsi permis une rapide réorganisation. Mais cette cohésion a été bien au-delà du strict cadre professionnel. Encouragés par notre modèle de vie en caserne, les militaires ont fait preuve d’un formidable esprit de corps, en gardant les enfants de camarades ou en assurant une présence pour les plus isolés et les malades, par exemple. C’est sans nul doute cette belle valeur de solidarité qui nous a permis de tenir au plus dur de la crise. Basé sur une relation de confiance avec nos personnels, le télétravail a été un succès. Nous avons rapidement développé le parc informatique en nous assurant qu’il était sécurisé et avons ainsi pu continuer à fonctionner quasiment normalement. La crise nous a confortés dans la nécessité de poursuivre la réflexion sur la généralisation du télétravail au sein de l’institution.

Réinventer est une préoccupation constante car avoir un temps d’avance est sans doute le point clé de la réussite.

Comment entendez-vous “réinventer” votre institution, vos process (agilité, innovation, flexibilité, territoires…) ? Avec quelle place pour les territoires et quelle stratégie d’innovation ?
Réinventer est une préoccupation constante car avoir un temps d’avance est sans doute le point clé de la réussite. Notre transformation, déjà grande depuis une dizaine d’années, nous la poursuivons dans une stratégie sur cinq ans, nommée “Gend 20.24”. Elle a été initiée avant la crise et cette dernière en a conforté la nécessité et les orientations. Pour exprimer les choses simplement, “Gend 20.24”, c’est la primauté donnée à la population d’une part, et à l’innovation du gendarme d’autre part : pour la population parce qu’être gendarme, c’est aimer les gens, c’est aimer les aider, parce que la gendarmerie n’existe pas pour elle-même, mais pour les femmes et les hommes qu’elle est chargée de protéger, et parce que le gendarme a également une fonction de régulateur social. Le lien social, le vivre-ensemble républicain, la cohésion nationale, tout cela fait partie de notre mission. Nous devons aux victimes, à toutes les personnes fragiles, un accueil personnalisé, une réponse rapide et adaptée. On en revient à l’opération “#Répondre Présent” initiée pendant la crise. Un mot d’ordre guide notre stratégie. Il n’est pas nouveau, mais il est au cœur de ce que la gendarmerie incarne et doit incarner : “répondre présent, pour la population, par le gendarme”.
L’ambition d’innovation de “Gend 20.24” vise d’abord à s’approprier les “nouvelles frontières” de la délinquance. Je pense notamment à la biosécurité, à la sécurité environnementale et sanitaire, qui est un objectif que la crise du Covid a évidemment mis au premier plan, mais sur lequel la gendarmerie monte un dispositif croissant depuis quinze ans. Il s’agit également de la cybersécurité et de la protection des données, fondamentales aujourd’hui, tant le fonctionnement de nos sociétés repose sur des solutions numériques. Une surcrise cyber aurait des conséquences dévastatrices et nous nous engageons auprès des entreprises et des particuliers localement pour prévenir un tel scénario. Cela suppose d’amplifier la stratégie entamée de longue date par la gendarmerie en matière cyber : des antennes de notre centre de lutte contre les criminalités numériques (le C3N) dans chaque région dès 2021, 7 000 cybergendarmes en 2022 et des référents “sûreté cyber” dans chaque groupement. Ce volet est stratégique.
Au-delà, ce que nous recherchons, c’est une chose toute simple, notre meilleure arme : du temps pour être toujours plus au contact et au service de la population. C’est pour retrouver du temps que nous misons sur l’innovation. Un exemple de transformation en ce sens est la “brigade sans fil”, sur laquelle nous travaillons et qui nous permettra de proposer l’ensemble de nos services en mobilité, c’est-à-dire sans être astreints à les réaliser depuis la brigade (prendre des plaintes de façon sécurisée au domicile des victimes, par exemple). Ces technologies, nous souhaitons les mettre au service du public, mais nous les investissons également pour moderniser nos modes de fonctionnement en interne.
À titre d’exemple, nous avons introduit l’intelligence artificielle (IA) dans la gestion des ressources humaines. Nous avons déjà finalisé le développement d’un outil pour simplifier et optimiser la gestion des officiers, en veillant à préserver l’humain au cœur de cette gouvernance modernisée. Cet outil propose une cartographie interactive et offre une réponse individualisée. Aidé par une communauté de près de 100 docteurs et 300 ingénieurs, ce choc technologique s’appuie sur une démarche de “recherche et d’innovation” institutionnalisée. La maison fourmille d’initiatives et d’innovations. Mon objectif est de les structurer et de les impulser pour que les idées développées localement servent au plus grand nombre. Nous avons déjà déposé 9 brevets, dont le laboratoire déployé à Garches, puis à Roissy pour permettre de tester le maximum de passagers au Covid-19. Nous souhaitons développer le prototypage rapide, pour permettre à nos gendarmes innovateurs de voir leurs idées plus rapidement concrétisées. Nous entretenons également un dialogue suivi avec l’industrie pour anticiper les besoins et parvenir aux solutions techniques adaptées. Toute cette démarche se retrouvera dans les rencontres Agir pour #RépondrePrésent (“Agir” signifiant “accompagnement par la gendarmerie de l’innovation, de l’industrie et de la recherche”) que nous organisons pour la première fois à Station F à l’automne prochain. Sous l’autorité du ministre de l’Intérieur, cet événement, que nous souhaitons annuel, rassemblera les chercheurs (à travers notre conseil scientifique), les industriels, les innovateurs, ainsi que les grands pôles d’expertise comme le GIGN, le pôle judiciaire de la gendarmerie, ou encore nos forces aériennes, en lien étroit avec nos camarades policiers et sapeurs-pompiers.

La féminisation de la gendarmerie est en marche. La part globale des femmes militaires au sein de l’institution n’a cessé d’augmenter depuis 1983, pour atteindre aujourd’hui 20 %. La gendarmerie offre de belles perspectives à celles et ceux qui souhaitent s’engager dans une carrière militaire, au service de la population.

Quels sont les enjeux de recrutement au sein de votre institution dans les mois et années à venir ? 
La gendarmerie est attractive, disposant d’atouts majeurs ; elle ne rencontre pas de difficultés de recrutement. D’abord, la gendarmerie s’adresse à tous, elle recrute des jeunes sans diplôme comme des surdiplômés, et tous travaillent ensemble au quotidien. Parce que nous ne faisons pas que recruter : nous formons. Les écoles de gendarmerie ne sont pas un sas de passage administratif, mais un pilier. La formation “gendarmerie” est un creuset de compétences, mais aussi et surtout un creuset militaire et républicain. C’est capital : nos jeunes y apprennent des principes, des réflexes, des savoir-faire et des savoir-être. Et la formation se poursuit tout au long de la carrière. L’ascenseur social fonctionne réellement au sein de l’institution, vous pouvez entrer comme gendarme adjoint volontaire et finir votre carrière comme général. Les exemples sont nombreux ! Enfin, j’ai coutume de le dire, il y a “100 métiers” en gendarmerie et une carrière est faite de plusieurs métiers exercés sur des territoires variés. Tous peuvent d’ailleurs être exercés indifféremment par les hommes et les femmes qui composent nos rangs. La féminisation de la gendarmerie est en marche. La part globale des femmes militaires au sein de l’institution n’a cessé d’augmenter depuis 1983, pour atteindre aujourd’hui 20 %. La gendarmerie offre de belles perspectives à celles et ceux qui souhaitent s’engager dans une carrière militaire, au service de la population.
Malgré tout, la gendarmerie est confrontée à un défi majeur. Sur cinq ans, elle est amenée à recruter 55 000 militaires, soit un renouvellement de la moitié de ses effectifs. Elle porte une attention toute particulière au profil des candidats. La typologie de ceux qui intègrent nos rangs doit également être adaptée à nos ambitions de transformation. C’est la raison pour laquelle nous avons introduit une épreuve d’aisance numérique dans le concours de sous-officiers. Sous la forme d’un questionnaire à choix multiple, cette épreuve vise à s’assurer que les futurs gendarmes détiennent les fondamentaux de la culture Web, de l’environnement numérique, de la protection et de la sécurité informatique. En parallèle, la gendarmerie ouvre ses portes aux scientifiques pour les années à venir. L’objectif est notamment de porter le nombre d’officiers scientifiques recrutés à 40 % en 2022, et nous sommes déjà proches de ce chiffre cette année. 

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