Partager

9 min
9 min

Brigitte Grésy : “L’égalité entre les femmes et les hommes : des chiffres mais toujours pas de lettres”

La fonction publique fait à la fois figure de pionnière et de retardataire en matière d’égalité entre les hommes et les femmes, observe Brigitte Grésy, ancienne présidente du Haut Conseil à l’égalité. Le sexisme et le jeu des stéréotypes sexués, appris depuis l’enfance, jouent à plein, souligne-t-elle en appelant à une remise en cause des fondations-mêmes de nos organisations.

Depuis plus de dix ans, la parité, c’est-à-dire l’égale représentation des femmes et des hommes dans une instance donnée, semble caracoler sur un chemin sans limites, en étendant ses rouages sur de multiples champs non concernés jusqu’alors : depuis la parité politique initiée en 2000, en passant par les conseils d’administration et de surveillance dans la loi de 2011 dite Copé-Zimmermann, puis la loi Sauvadet de 2012 sur les flux de primonominations dans la fonction publique, la loi de 2014 qui étend ces obligations aux ordres professionnels, chambres de commerce et d’industrie, autorités administratives indépendantes, fédérations sportives, etc., sans oublier la loi dite Rixain de décembre 2021 sur les comités de direction et les cadres dirigeants, la parité semble en marche de façon irréversible.

Et, avec elle, cet outil quasi magique des quotas. 

Fonction publique : à la fois pionnière et retardataire 

Comment donc la fonction publique se positionne-t-elle dans ce paysage paritaire ? Le constat est en demi-teinte avec ces trois chiffres discordants : 62 % de femmes dans la fonction publique, 42 % de femmes primonominées en 2020 et 2021 (37 % en 2019) mais un taux de 33 %, très dérangeant, de femmes dans le stock des emplois supérieurs de l’État.

La fonction publique est, à cet égard, à la fois pionnière et retardataire : pionnière car, en 2012, elle fut la première à s’attaquer au cœur du processus de décision : la place des femmes parmi les cadres dirigeants, alors que le secteur privé vient seulement d’aborder cette question avec la loi Rixain de décembre 2021.

Retardataire néanmoins dans la mise en œuvre des mesures et l’atteinte des objectifs, alors qu’elle devrait être exemplaire, même si de nombreux progrès sont à saluer. La nomination d’une Première ministre femme vient seulement de corriger une anomalie démocratique de trente ans de représentation masculine.

Trois niveaux de réflexion peuvent aider à dessiner ici les fondements d’une parité réelle : celui de l’outil privilégié de la parité, c’est-à-dire les quotas, qui représente le niveau de la contrainte, accompagné de sanctions ; celui de l’accompagnement par des politiques d’égalité pour aider les acteurs à s’approprier ces politiques, c’est-à-dire le niveau de la conviction ; enfin, troisième niveau qui reste encore une sorte de terra incognita, un point aveugle, celui de la transformation, qui passe par l’éradication systémique de tous les freins internes liés aux stéréotypes de sexe, qui font résistance et grippent les rouages. 

CONTRAINDRE, CONVAINCRE, TRANSFORMER, tels sont les trois moments de cette exigence paritaire.

La saga des quotas : entre progrès et résistances 

Un constat sans ambiguïté : les quotas remportent un véritable succès quand ils sont appliqués, évalués et, si besoin, sanctionnés. Dans le secteur privé, 9 % de femmes dans les conseils d’administration du SBF120 en 2009, 45 % en 2021 ; dans la fonction publique, 42 % de femmes dans le flux des primonominations. 

Les quotas permettent de compter et les chiffres mènent à l’action, à cette double condition : ne pas dériver vers une idéologie néolibérale de la culture du chiffre dont il faut se méfier car la satisfaction des chiffres peut dédouaner de faire des progrès, comme on peut le constater parfois pour l’index Pénicaud dans le secteur privé ; d’autre part, être à la fois des outils de gestion et de diagnostic, des outils de contrôle et donc les relais du droit, des outils de benchmark entre entités concernées, dotés d’un effet symbolique de révélation. Ils fonctionnent si l’on en fait un sujet politique et non pas technique. C’est le pouvoir émancipateur des nombres, appelé aussi “statactivisme”, comme l’énonce le sociologue Emmanuel Didier. Quantifier l’égalité au travail et chiffrer les inégalités, ainsi que le montrent les sociologues Soline Blanchard et Sophie Pochic, se trouve bien au cœur des luttes de pouvoir.  

Mais, au fil des années et des chiffres fournis, on constate deux dérives dans la fonction publique.

Tout d’abord, la parité s’arrête aux portes du vrai pouvoir : dans les flux de premières nominations, si on entre dans le détail, ce sont surtout des directrices de projet, des expertes de haut niveau ou des sous-directrices qui sont concernées. Elles entrent dans le stock, font trois petits tours et s’en vont faute de trouver une trajectoire ascendante. Comme le dit le sociologue Alban Jacquemart, les quotas sur les premières nominations servent surtout à maintenir le stock à son niveau mais ne le font pas grossir. 

La fonction publique n’a pas travaillé suffisamment à convaincre les acteurs, en construisant le récit de la parité.

Les remèdes sont connus, et développés dans le rapport 2021 du Haut Conseil à l’égalité (HCE) sur la parité dans le secteur public1. Mais quoiqu’évoqués aujourd’hui au plus haut niveau, ils tardent à être mis en place : une hausse du pourcentage des flux de primonominations à hauteur de 45 % et une exigence de 40 % de femmes dans le stock des emplois supérieurs ; une extension des obligations paritaires à tous les postes de direction, y compris dans les juridictions administratives et financières, sans oublier les cabinets ministériels, qui représentent une voie royale pour l’accès aux emplois de haut encadrement ; enfin, un travail fin sur la granularité des indicateurs dont le filet aux mailles trop larges laisse passer des différences de traitement. Il convient de ne pas viser seulement les départements ministériels, mais aussi chacune des directions, par exemple ; il convient de faire la différence entre les catégories de cadres dirigeants. L’exercice de désagrégation des indicateurs est essentiel. 

Par ailleurs, la parité est vécue, toujours, pour un tiers des fonctionnaires, comme une parité purement arithmétique, une mauvaise potion à avaler et non comme une opportunité de changement. La fonction publique n’a pas travaillé suffisamment à convaincre les acteurs, en construisant le récit de la parité.

L’absence de récit sur la parité : des chiffres mais pas de lettres 

Beaucoup de choses ont été faites pour la mise en œuvre effective de l’égalité dans la fonction publique : des accords dans le cadre du dialogue social, des chartes, notamment du temps, des labellisations de ministères et de structures diverses, la mise en œuvre des plans “égalité” dans chaque ministère depuis la loi de 2019 sur la transformation de l’action publique et surtout, la mise en place de missions pour la promotion des cadres supérieurs et d’encadrement et la constitution de viviers. Sans compter la mise en œuvre à venir d’un baromètre de l’égalité professionnelle sur le modèle de l’index Pénicaud. Toutes ces politiques d’accompagnement sont essentielles pour emmener les acteurs sur le chemin de la parité et les convaincre de son bien-fondé. 

Mais le récit de la parité et, plus largement, de l’égalité est inexistant et pourrait se fonder sur nombre de valeurs et concepts pour servir de ciment à l’action. 

Première assertion : les femmes sont attendues dans les organisations non pour des qualités qui seraient sexo-spécifiques d’empathie, d’intuition, versus la rigueur des hommes, mais pour leurs compétences. Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans le débat, si prisé dans le privé, sur la corrélation entre mixité et performance, débat bousculé par des méta-analyses qui mettent en doute le lien entre mixité et performance financière, même si des études pourraient être avantageusement menées sur le lien entre mixité et qualité de la décision publique. Mais l’essentiel est d’écarter tout raisonnement sur la complémentarité des sexes, dans une visée essentialiste, porteuse de sexisme bienveillant qui tendrait à dire que les femmes doivent avoir une valeur ajoutée par rapport aux hommes dans la gouvernance. Or les compétences n’ont pas de sexe. De plus, les quotas ne portent pas atteinte à la légitimité des femmes s’ils sont appliqués conformément à la jurisprudence européenne, c’est-à-dire pour une période transitoire et à compétences égales. 

Rien ne se fera tout seul et des périodes de régression sont même à redouter.

Toutefois, et c’est le deuxième point, la mixité apporte des innovations sociétales, liées aux vies différentes – et non pas à des qualités essentiellement différentes – que mènent les deux sexes au regard de l’articulation des temps de vie. La parité et plus largement l’égalité sont un facteur transformatif des organisations qui servira aux hommes comme aux femmes : prise en compte de la parentalité tout au long de la vie pour que les hommes ne soient pas découragés et les femmes sanctionnées, organisation et régulation du temps de travail, avec la remise en cause de la notion de disponibilité et du rite sacrificiel du temps, et amélioration des conditions de travail.

Enfin, la course du temps est impuissante à traiter par elle-même des inégalités de traitement. Rien ne se fera tout seul et des périodes de régression sont même à redouter. Il ne faut pas trop attendre des effets de génération même si des mouvements sont à l’œuvre chez les jeunes hommes en matière d’articulation des temps. Aux dires du sociologue Alban Jacquemart, vers 45 ans, les hommes retrouvent le réflexe de la priorisation professionnelle et éliminent leur conflit de loyauté entre sphère privée et professionnelle. Le confinement a ravivé nos craintes à cet égard. De plus, une certaine exaspération, voire une “gender fatigue” prennent place insidieusement. Dans le programme si intéressant du réseau de la fonction publique “Talentueuses”, nombre d’hommes disent entendre “tueuses” et non “talents”. Le sexisme et le jeu des stéréotypes sexués, appris depuis l’enfance, jouent à plein. C’est qu’il manque à cet édifice une troisième étape, celle de la remise en cause des fondations-mêmes de nos organisations. 

Une nécessaire refondation

Au vu de cette lenteur dans la mise en place des obligations paritaires, il semble toujours que la parité reste une enveloppe élégante pour les uns, répulsive pour d’autres, mais qu’elle reste extérieure aux organisations. Or la mise en œuvre réelle de la parité exige une sorte de révolution, un branle-bas de combat généralisé, une analyse à la loupe de tous les process et des fondations au regard de deux exigences : pister sans faille les biais sexistes, systémiques, institutionnels qui piègent et font s’enliser les meilleures réformes et répondre aux besoins des usagers mais aussi des femmes et des hommes dans leur projet de vie. Et ce en intégrant deux objectifs essentiels : l’attractivité des métiers de la fonction publique et la redevabilité à l’égard des personnels de la fonction publique. 

Pour cela, il faut rentrer dans le cœur de la machine, où règne un sexisme enkysté depuis de longues années, notamment dans les règles de carrière au masculin neutre, selon l’expression de la sociologue Sophie Pochic. Car les procédures formelles qui apparaissent comme neutres emportent, ainsi que le souligne la chercheuse Sandrine Dauphin, un référentiel intériorisé, susceptible d’avantager fortement les candidats masculins : critères d’âge, de mobilité géographique, grande flexibilité horaire, construction et hiérarchisation sexuées des métiers, des fonctions, etc. Il faut ainsi remettre sur le métier toutes les fiches de poste pour éliminer le vocabulaire genré des compétences attendues (agentic pour les hommes ou communal pour les femmes). De même, en matière de recrutement, il convient d’objectiver davantage les compétences, organiser la transparence des offres et veiller à ce que les logiciels utilisés, notamment le big five, ne promeuvent pas des candidatures masculines en recourant à des avatars uniquement masculins par exemple. L’intelligence artificielle n’est pas toujours l’amie des femmes. Comment ne pas s’étonner que, dans la lettre de mission concernant la délégation interministérielle à l’encadrement supérieur de l’État (Diese), l’égalité ne soit évoquée qu’une seule fois parmi les 6 missions dans le chapitre, comme une sorte de cerise sur le gâteau ? 

La transition sociétale de l’égalité est un enjeu aussi fort que les transitions numérique et énergétique.

Même remise à plat des conditions dans lesquelles s’exerce la parentalité et la possibilité pour le personnel de conserver un équilibre de vie et une qualité de vie au travail en protégeant son réseau d’interdépendance qui le maintient à flot dans la vie. Les chantiers sont multiples et deux autres se profilent, redoutables : la mise en place du télétravail sans orchestrer insidieusement le retour des femmes à la maison dont elles ont eu tant de mal à sortir, et l’ouverture à un large recrutement de contractuels car il y a fort à parier que, en dehors des corps, le moule du contractuel efficace et ambitieux prenne une couleur masculine et puisse faire apparaître des empêchements matériels et familiaux des femmes comme des incapacités. Le concours, notamment dans son épreuve écrite, protège les femmes du sexisme.

C’est donc à un véritable nettoyage de tous les process et à leur transparence au regard de l’impact sur les femmes et les hommes, notamment au niveau du vocabulaire, qu’il faut s’atteler, en évaluant les progrès à l’aide d’indicateurs. La parité se joue, en effet, à deux niveaux : au niveau individuel, d’où la nécessité d’accompagner les trajectoires des femmes, mais aussi de développer chez toutes le sens de la responsabilité de la cordée avec les plus jeunes ; mais aussi au niveau collectif : d’où l’importance d’une mesure que nous avons portée au HCE : la création d’un comité interministériel sur l’égalité rassemblant tous les ministres autour du Premier ministre tous les ans et une réunion annuelle des ministres avec leurs directeurs sur le sujet de l’égalité. Pour cela, il faut des chiffres (tableaux de bord) mais aussi des lettres, un récit qui permette d’ingérer et de faire siens ces enjeux. 

La transition sociétale de l’égalité est un enjeu aussi fort que les transitions numérique et énergétique.

(1) “Parité dans le secteur public : des avancées réelles mais lentes, un levier de transformation publique à saisir”, Parité dans le mopnde du travail, volet 2, Rapport HCE 2021, Agnès Arcier , Caroline Ressot, Brigitte Grésy, Léa Téxier.

Partager cet article

Club des acteurs publics

Votre navigateur est désuet!

Mettez à jour votre navigateur pour afficher correctement ce site Web. Mettre à jour maintenant

×