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Aurélien Rousseau : “C’est important de dire que même au plus haut de l’État, on s’interroge, on tâtonne”

Dans un ouvrage récemment paru aux éditions Odile Jacob*, l’ex-directeur général de l’agence régionale de santé (ARS) d’Île-de-France raconte son expérience de la gestion de la crise sanitaire, proposant une immersion dans “la boîte noire de l’État”. L’occasion pour celui qui est aujourd’hui directeur de cabinet de la Première ministre, Élisabeth Borne, de livrer quelques réflexions sur la gestion de crise. Entretien.

Vous dites en introduction que votre ouvrage n’est ni un “journal de bord” ni une “théorie de l’État” ni un “manuel de survie pour fonctionnaire en période de tempête”. Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce récit ?
Je ne sais pas si je l’ai décidé ou si, d’une certaine manière, cela s’est imposé à moi. Je n’ai pas tenu de journal durant la crise où j’aurais jeté mes impressions tous les soirs sur le papier. Mais il est vrai qu’une fois la marée passée, j’ai ressenti le besoin de revenir sur le fonctionnement de l’État durant la crise sanitaire. Bien entendu, certains process et méthodes de travail auxquels nous avons eu recours durant la crise ne fonctionneraient pas en “temps de paix”, mais il faut désormais capitaliser dessus. Au-delà, j'ai aussi voulu livrer ma lecture des faits face à une histoire trop souvent racontée et refaite par d’autres.

Votre livre propose une plongée dans la “boîte noire de l’État face à la crise”. Pourquoi ce terme de “boîte noire” ? Pour couper court aux suspicions, ou à certaines idées reçues ?
Il y avait de ça, en effet. Ce qui est d’autant plus vrai que les agences régionales de santé (ARS), par exemple, ont été très critiquées pendant cette crise. D’une certaine manière, il s’agissait donc aussi de rendre justice à ces agences et à leurs personnels, qui n’ont lâché aucun front même en faisant des erreurs, comme tout le monde. Si on n’ouvre pas la boîte noire, par ailleurs, cela devient une machine à fantasmes. C’est important de dire que même au plus haut niveau de l’État, on s’interroge, on tâtonne, on essaie, ou que l’on ne peut faire autrement. Sinon, l’erreur est tout de suite vue comme une faute et la faute comme pénalement répréhensible.

Cette crise a été administrée d’un bout à l’autre.

Ne s’agissait-il pas aussi de rendre hommage aux agents publics engagés dans la gestion de la crise sanitaire ?
C’était une nécessité de saluer l’action de cette ligne invisible du service public qui n’est pas pour autant une main invisible, contrairement à ce que certains ont pu dire à tort. Cette crise a été administrée d’un bout à l’autre. Les lits de réanimation ne sont pas apparus comme des petits pains qui se seraient multipliés. Les mêmes que l’on a parfois cloués au pilori ont été ceux qui ont pris des risques et qui n’ont compté ni leur temps ni leur énergie. J’ai notamment vu un agent de l’ARS d’Île-de-France décéder, sans doute après avoir été contaminé dans notre salle de crise car nous étions devenus un cluster… C’est là que l’intime et le technocratique se mélangent.

Le caractère “technocratique”, justement, a pourtant été vivement critiqué…
La compétence technocratique était nécessaire. Mais effectivement, et c’est toujours pareil, elle ne suffit pas. Il faut construire, coconstruire, changer de culture. C’est sur cela qu’il faut aujourd’hui capitaliser, en apprenant de nos erreurs.

Dans votre ouvrage, vous dites qu’il faut désormais capitaliser sur la réactivité ou l’intelligence collective qui ont pu naître durant la crise. Des difficultés de coordination se sont néanmoins fait jour entre les services de l’État…
Nous allons d’une crise à l’autre. Peut-être que l’Île-de-France est un mauvais exemple et peut-être suis-je partial, mais je considère que tout s’est bien passé avec les préfets. Dans d’autres régions, c’était en revanche un peu la “drôle de guerre”. Tout était arrêté, on déprogrammait, sans que le virus n’arrive réellement. Tout le monde était donc sur les dents et l’on demandait des milliers de choses aux ARS sans qu’elles puissent y répondre. Je me rappelle aussi un rendez-vous début février 2020 à Matignon avec le préfet de police de Paris. Le directeur de cabinet d’Édouard Philippe (Benoît Ribadeau-Dumas) nous a dit : “Vous ferez tout ensemble et le premier qui se plaint de l’autre sera viré”. Nous n’avions aucun intérêt à le faire ni à nous inscrire dans des jeux de rôles. Tout est bien sûr différent d’un endroit à un autre, d’une ARS à l’autre ou d’une préfecture à l’autre. Certaines préfectures ont ainsi joué un rôle plus important que d’autres dans la gestion de la crise, cela tenant à leur histoire, à leurs compétences respectives, aux liens des préfets avec les élus.

La différenciation est l’un des enseignements et des éléments les plus forts de la crise sanitaire.

Quel regard portez-vous sur la différenciation entre territoires des mesures qui ont pu être décidées durant la crise sanitaire ?
La différenciation est l’un des enseignements et des éléments les plus forts de la crise sanitaire. On en revient toujours à cette passion française pour l’égalité et, a fortiori, pour l’égalité entre les territoires, mais il va falloir avancer sur cette question. La déclinaison territoriale du Conseil national de la refondation (CNR) le démontre : on ne peut pas organiser la réponse publique partout de la même manière. Je le concède, c’est déstabilisant pour un fonctionnaire d’accepter cette différenciation et de se dire “on va faire confiance et on contrôlera ex-post”. Peut-être constaterons-nous que nous avons échoué, mais cette différenciation représente une véritable opportunité pour la fonction publique et le contrat social dans son ensemble.

L’État est-il en capacité de prendre des risques et d’accepter l’échec ?
Il y a toujours une difficulté à accepter l’échec dans la fonction publique. Ceci est en quelque sorte lié à la culture très française de l’infaillibilité. C’est comme dire le doute ou l’incertitude. On commence à accepter l’idée que les autorités puissent douter, mais en aucun cas encore qu’elles puissent échouer. Je l’ai vécu durant les commissions d’enquête parlementaires ou lors d’auditions devant la Cour de justice de la République (CJR), où j’ai été entendu comme témoin. Dès que vous y dites que vous avez pu douter sur tel ou tel point, vous déclenchez de la suspicion. Face à un événement de la nature du Covid-19, la personne qui prétendrait avoir tout bien réussi n’existe pourtant pas. Il y avait une certaine forme de distension entre la bienveillance de certains citoyens et une partie du monde politique qui ne cessait de nous critiquer. C’est là où je crois vraiment à cette idée de contrat social. Si l’on veut que les fonctionnaires puissent prendre des risques, il faut d’abord mettre des mots sur les risques dont on parle. Par exemple, prendre un risque veut-il dire déroger au principe de légalité ? Ce n’est pas évident, mais si l’on souhaite une prise de risque, il faut accepter que ce risque ou tout mouvement de transformation en général soit ponctué d’échecs ou d’erreurs.

Les responsables publics vont désormais devoir prendre des décisions dans des conditions d’incertitude beaucoup plus fortes que par le passé.

Le risque pénal inhibe-t-il selon vous l’action publique et empêche-t-il la prise de risque des décideurs publics ?
Je ne crois pas que ce risque pénal m’ait inhibé, mais je me suis posé la question tous les jours durant la crise sanitaire : où est la frontière entre ce qui est légal ou non dans mes prises de décision ? Mais si je ne prenais pas telle décision, personne d’autre ne l’aurait prise. Des collectivités ont pu, par exemple, commander des doses de tests sérologiques qu’elles voulaient absolument utiliser. Pour le coup, ces tests n’étaient pas validés par les autorités sanitaires et je n’avais pas la compétence pour prendre ou couvrir une telle décision. Je n’ai donc pas transigé. À d’autres moments, j’ai pris des décisions pour accélérer les process, par exemple en décidant de payer plus rapidement les médecins. Au pire, et je ne dis pas cela à la légère, je me retrouverais devant la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), mais c’était ce qu’il fallait faire à ce moment-là.

Il s’agissait aussi de rassembler tous les documents attestant de la mécanique administrative…
C’était un élément d’assurance. Dès le début de la crise, j’ai demandé à une de mes collaboratrices d’assurer au jour le jour le suivi de toutes les décisions que j’ai été amené à prendre. Elle regardait donc toute la journée mes mails et mes échanges pour les archiver. Dans le lot, peut-être ai-je pris des mauvaises décisions, mais je saurais expliquer pourquoi et sur quels éléments j’ai pu prendre ces décisions. Et j’insiste, les responsables publics vont désormais devoir prendre des décisions dans des conditions d’incertitude beaucoup plus fortes que par le passé. Cette incertitude ne doit donc pas amener à la pusillanimité des responsables publics et les empêcher d’oser. Pour chaque décision prise, il faut faire la balance bénéfices-risques.

Ce qui pose la question du principe de précaution s’imposant aux administrations…
Il faut faire attention à ce que ce principe de précaution ne devienne pas un principe qui empêche de “faire” parce que l’on ne saurait pas. Le principe de précaution ne s’impose pas d’évidence. Évidemment, avec une crise de la nature du Covid-19, le principe de précaution était presque inopérant à certains moments.

S’agissant plus précisément des ARS, plusieurs propositions ont déjà été avancées pour revoir leur organisation ou leur pilotage. Plaidez-vous en faveur statu quo ou non ?
L’intuition initiale de Roselyne Bachelot était puissante. Et la crise l’a montré : avoir une structure ayant dans le même scope l’hospitalisation, la médicalisation des Ehpad et la santé publique fut une source d’efficacité. Les ARS comme d’autres structures, par ailleurs, n’ont pas métabolisé dans leur ensemble le passage à l’échelle des grandes régions, mais cette échelle régionale était indispensable, sur les lits de réanimation par exemple. Il faut désormais donner plus de moyens aux délégations départementales pour qu’elles soient mieux armées.

Propos recueillis par Bastien Scordia

* La Blessure et le Rebond, dans la boîte noire de l’État face à la crise, Aurélien Rousseau, Éditions Odile Jacob, 288 pages, 21,90 euros.

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